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qu’on peut en juger à distance et à travers la mystérieuse enveloppe qui dérobe encore à nos regards la politique du Céleste Empire. Ces causes, il faut bien le reconnaître, paraissent naturelles et plausibles. Les élémens de désordre s’étaient accumulés à ce point que l’on devait s’attendre à une catastrophe prochaine. Aussitôt que la lutte s’est déclarée, le mouvement a été irrésistible, et l’on peut dès aujourd’hui prévoir le moment critique où la dynastie des Tsing aura cessé de régner.


II.

Ce fut dans le Kwang-si que se manifestèrent, en 1850, les premiers symptômes de l’insurrection. Cette province est traversée par de hautes montagnes dont les flancs arides se refusent à la culture; sa population, race énergique et dure, a souvent bravé l’autorité pusillanime des mandarins. Au nord, les vaillantes tribus des Miao-tze habitent des montagnes presque inaccessibles où les armes impériales n’ont jamais pénétré. Seules au milieu de la nation conquise, elles conservent leur indépendance à peu près complète et leurs vieilles coutumes; elles ont, à diverses reprises, battu les troupes tartares envoyées pour les soumettre, et lors de la dernière lutte, en 1832, elles ont traité avec l’empereur d’égal à égal. La révolte ne pouvait donc choisir un terrain plus favorable pour essayer ses forces. Protégée par la configuration du sol, elle était assurée d’avoir pour auxiliaires la population de la province et les tribus des Miao-tze.

Mais quelle fut l’origine précise du mouvement ? J’ai lu à ce sujet plusieurs récits. D’après les informations recueillies par un missionnaire catholique[1], un voyageur qui passait sur le territoire des Miao-tze fut assailli par des brigands : il en tua deux; mais, à l’étape voisine, un Chinois bien intentionné lui fit comprendre qu’il courait les plus grands dangers, s’il ne parvenait à apaiser, moyennant une rançon, la colère de la tribu : il s’offrit comme médiateur et arrangea l’affaire. Peu de temps après, le mandarin le mit en prison. A cette nouvelle, grande agitation parmi les Miao-tze, qui attaquent à leur tour le mandarin, le saisissent et le pendent. La querelle étant ainsi engagée, les chefs se réunissent contre les Tartares, et un lettré se met à leur tête, etc. — Cette histoire est assez dramatique; elle ne manque même pas de couleur locale. — Une autre version attribue l’origine de la révolte à une persécution dirigée par la police d’un district du Kwang-si contre plusieurs familles chrétiennes auxquelles on voulait interdire la faculté de se réunir pour réciter leurs prières. Les chrétiens désobéirent aux ordres de, mandarins, et quelques-uns furent décapités. Indignée de cet acte de rigueur, la population entière se souleva. — Enfin, suivant un troisième récit, le lettré Huen-su-chuen, de la province de Canton, furieux de n’avoir pu, malgré son grade de docteur, parvenir aux honneurs littéraires, se serait livré à l’étude factieuse de la Bible sur la traduction chinoise éditée par le docteur Gutzlaff, et, secondé par un petit nombre de partisans, il aurait réussi à fanatiser quelques districts : ce serait lui qui porterait aujourd’hui le nom impérial de Taï-ping. —

  1. Lettre du révérend père Tinguy, missionnaire de la compagnie de Jésus. — Annales de la Propagation de la Foi (n° de septembre 1853).