Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/576

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les impressions des voyageurs, transmises au point de départ, pénètrent au sein des familles; elles y éveillent cette curiosité instinctive qu’inspire le récit des choses nouvelles, et elles répandent insensiblement dans toutes les provinces le poison subtil des idées européennes. Cette fois, ce sont les Chinois eux-mêmes qui font la guerre aux vieilles coutumes, aux préjugés entêtés du foyer domestique; ce sont eux qui battent en brèche les remparts de leur nationalité, car à peine ont-ils mis le pied hors de la Chine, qu’ils deviennent, sans le vouloir, les soldats de l’invasion étrangère et conspirent imprudemment contre l’intégrité de l’Empire Céleste,

Ainsi le terrain était merveilleusement préparé pour une révolution. Un peuple mal administré, accablé d’impôts, blessé dans ses sentimens les plus chers, un gouvernement vaincu par l’étranger, faible au dedans comme au dehors, obligé de recourir aux plus tristes expédiens pour vivre au jour le .jour; un changement complet de politique à l’égard des Européens, dont l’entrée dans l’empire rompait en quelque sorte l’équilibre national; une fièvre soudaine d’émigration, — tels sont les symptômes qui se trahissent à première vue et qui expliqueraient assez naturellement l’origine de la révolte. Il faut en outre tenir compte des sociétés secrètes, dont l’action, fort obscure au début, s’est révélée depuis quelques mois par des manifestations si éclatantes.

Les sociétés secrètes sont très nombreuses en Chine. Leur existence est constatée par le code pénal, qui inflige aux affiliés les peines les plus sévères : « Toutes les associations, dit le code, qui se réunissent par des signes secrets, sont instituées évidemment pour opprimer le faible... Les meneurs ou principaux membres de ces sociétés seront donc traités comme des vagabonds, et en conséquence bannis à perpétuité dans les provinces les plus éloignées…… Tous les vagabonds et gens déréglés qui auront fait des réunions et commis des vols ou autres actes de violence sous la dénomination particulière de Tien-ti-wei, c’est-à-dire Association du Ciel et de la Terre, subiront la mort par décollement, et leurs complices par strangulation. Cette loi sera appliquée toutes les fois qu’on fera revivre une telle secte ou association[1]. » La rigueur de cet édit n’a point arrêté le progrès des sociétés secrètes, qui n’ont cessé d’étendre leurs ramifications jusque dans les colonies européennes où les habitans du Céleste Empire ont émigré. A Singapore, à Java, à Manille, les affiliations chinoises sont très influentes. A Hong-kong, leurs manœuvres devinrent si compromettantes pour le gouvernement anglais, que sir John Davis dut, en 1845, publier une ordonnance spéciale contre les membres de la Triade et des autres sociétés secrètes. Partout enfla où il existe une population chinoise, on compte des affiliés.

La principale secte est celle de la Trinité ou de la Triade, sur laquelle un sinologue anglais, le docteur Milne, a publié en 1823 de curieuses informations, qui ont été reproduites par sir John Davis dans son premier ouvrage sur la Chine. Je ferai grâce des origines plus ou moins historiques de la secte, mais on lira sans doute avec quelque intérêt les détails suivans qui se rattachent à la cérémonie d’initiation. C’est pendant la nuit, et dans le plus

  1. Code pénal de la Chine, traduit en anglais par sir George Staunton. — Statut supplémentaire annexé à la section 255e.