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saluait au fond de son cœur les tressaillemens d’un dieu inconnu. Thierry la conduisit jusqu’à la porte de sa demeure. Là, il mit pied à terre pour l’aider à descendre de cheval, et tandis qu’elle s’appuyait rapidement sur lui : — Dites-moi, murmura-t-il avec l’accent brûlant de la prière, dites-moi, je vous en supplie, que je ne vous ai pas déplu !

— Non, répondit-elle, vous m’avez fait le mal de cet air que je n’ai pas pu continuer hier, parce que des larmes m’ont arrêtée, voilà tout.

Et elle s’élança sous le portique de la maison mauresque, où elle disparut.

— Voulez-vous dîner avec nous, Thierry ? cria Gérion, qui était à son balcon dans une robe de chambre orientale, tenant comme un sceptre une longue pipe. Et comme Thierry lui répondait par un refus : — Ah ! reprit-il, je ne vous demande pas pourquoi vous êtes si pressé de retourner à votre logis ; il y a là-dessous quelque secret de célibataire. Heureusement cela ne me regarde pas.

Pérenne s’éloigna en faisant prendre à son cheval une allure désordonnée. Il voulait laisser Gertrude à elle-même, et puis, par dessus tout, il éprouvait un invincible besoin de solitude. Il emportait avec lui un trésor qu’il voulait contempler loin de tous les regards, le noble, le pur, le charmant amour qu’il venait de ravir : — Car elle m’aime, se disait-il, j’en suis sûr. Et moi, suis-je amoureux d’elle ? Pas encore, se répondait-il, mais à coup sûr je l’aimerai. — Pérenne ressemblait à ces pécheurs qui comptent toujours sur les secours de la grâce. Il avait raison du reste : la grâce devait en effet le toucher.

Tandis qu’il sentait et raisonnait ainsi, Gertrude éprouvait déjà de cruelles angoisses. Il lui semblait qu’un changement s’était opéré en elle ; la vue de son mari lui inspirait toute sorte d’émotions pénibles et confuses. Après le dîner, elle prit un livre, et Gérion, de son côté, s’empara d’un journal qui, au bout d’un instant, sembla le captiver. Il avait une belle tête, après tout, où l’intelligence ne résidait pas, il est vrai, mais qui s’en passait fort résolument. Gertrude vint par hasard à le regarder au moment même où la lumière de la lampe donnait à ses traits, qu’elle éclairait vigoureusement, un caractère particulier de dignité et d’énergie. Elle eut comme un mouvement de peur ; puis, en continuant à le contempler, elle aperçut sur une de ses tempes une mèche de cheveux blancs qui, pour la première fois, attirait son attention. Alors elle eut l’apparition de toute une vie où s’étaient succédé des dangers, des fatigues, des souffrances, — où les bonnes journées avaient été rares, où la vieillesse paraissait déjà, que la mort peut-être terminerait bientôt, et elle fut prise par un