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Tout à coup elle sentit quelqu’un derrière elle et entendit une voix qui lui disait : — Rentrez, ma cousine; je vous ai devinée : vous craignez des paroles d’amour. Cette mer, ce ciel et jusqu’à ce souffle brûlant qu’on vous conseille d’éviter ont une bien autre éloquence que la mienne; ils sont plus dangereux que moi.


II.

Ce soir-là même, quand Pérenne fut rentré chez lui, il se déshabilla, s’enfonça dans un grand fauteuil, alluma une chibouque, et examina nettement sa situation. — Cette vieille carte du Tendre, se dit-il, dont on s’est moqué si souvent, n’est point pourtant chose si sotte. Je serai forcé de passer par Amitié et même d’y faire peut-être un assez long séjour. — Là-dessus il appuya son front sur sa main et traça rapidement son plan. Il n’eut pas cette vulgaire idée de s’en aller trouver Gertrude un beau matin pour lui dire : Donnez-moi votre amitié, je me contenterai de cette miette du divin banquet auquel je ne puis pas prétendre. Il avait un souverain mépris pour ce vieil artifice, qui cependant est encore en usage et réussit habituellement. Il pensa qu’il se ferait l’ami de sa cousine sans l’en prévenir; il réserverait son éloquence pour les grandes exigences, pour les occasions décisives. Voici quel fut à peu près le calcul qui résuma ses méditations. Il était au mois d’août, il devait retourner en France vers le mois de janvier; il l’avait juré à Mme de Hautcastel. C’était à peu près quatre mois d’Afrique qu’il fallait à toute force occuper. L’amitié lui prendrait bien trois semaines; puis pendant un mois peut-être il serait obligé de sacrifier à ce triste amour pâle, maigre, décharné, phthisique, sur qui M. de Lamartine lui-même a jeté vainement le divin manteau de sa poésie. Enfin il lui resterait deux mois et plus pour le véritable amour, pour l’idéal et ardent époux de Psyché, pour le dieu fait de chair splendide et d’immortelle pensée, qui donne et demande esprit et sang, tout ce qui est le mystère de notre vie.

En songeant à cette dernière phase de sa campagne, il s’animait, car ne croyez pas qu’il n’y eût rien en lui, parce qu’il calculait ainsi d’avance un genre d’action où l’on est censé ne devoir apporter que de l’entraînement. Il était, mon Dieu, ce que sont presque tous les hommes, moitié bon, moitié mauvais, moitié vrai, moitié faux, mettant sur ses traits un masque de théâtre, et sous ce masque répandant bien souvent de vraies larmes. Pourtant son heure n’était pas encore venue, cette heure divine où l’on doit aimer, cette étoile qui nous regarde et nous dit : Voici que ton seigneur est né. Mais cette