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famines. On avait souvent essayé de lui persuader d’émigrer, il avait toujours refusé. Dépouillé de la propriété du sol natal, il le couvrait de ses enfans, comme d’une protestation éternelle, pour en garder au moins la possession de fait, en attendant le jour de la restitution. La population s’accroissait surtout dans les montagnes de l’ouest, ces Asturies de l’Irlande, qui ont été de tout temps le dernier rempart de sa nationalité.

Tout ceci montre suffisamment, sans qu’il soit besoin d’avoir recours à des influences de race et de religion, pourquoi les parties protestantes des deux provinces de Leinster et d’Ulster souffraient moins que le reste. Dans le Leinster, une véritable colonie anglaise, et dans l’Ulster, une colonie écossaise, avaient pu s’implanter, la première autour de Dublin, qui est le siège du gouvernement, la seconde autour de Belfast, qui n’est qu’à une faible distance de la côte d’Ecosse. Ces deux colonies avaient joui de toute sorte de privilèges pendant que des lois terribles exécutées sans pitié interdisaient tout travail lucratif aux catholiques. Le luxe de Dublin, sa population agglomérée, la force militaire qui y réside, le nombre de fonctionnaires richement salariés, tout cet ensemble, qui en fait comme la citadelle de l’Angleterre au cœur de l’Irlande, avait eu l’effet qu’ont toujours les capitales artificielles et hors de mesure avec le pays qu’elles dominent, qui est d’enrichir leurs environs immédiats aux dépens de la communauté tout entière. Quant à Belfast, la seule industrie digne de ce nom qui existât en Irlande, l’industrie des lins, à la fois agricole et manufacturière, avait pu y fleurir sans opposition de la part des Anglais. On évaluait à 100 millions de francs l’exportation annuelle des toiles de Belfast, et à 30 millions la part des salaires dans ce beau produit. Rien de pareil ne se retrouvait sur les autres points du territoire. Les plus fertiles, comme le Tipperary, étaient précisément ceux où les confiscations, les dévastations, avaient sévi avec le plus de violence, sans cependant parvenir à en exclure la race indigène ; celle-ci y appelait encore les protestans cromwelliens ou soldats de Cromwell, comme si l’effroyable passage de ce tyran sanguinaire avait eu lieu la veille.

Tout le monde a entendu parler des bandes de vagabonds armés qui se sont formées de tout temps en Irlande. On les a appelées tour à tour, suivant le signal qu’elles avaient adopté, les enfans blancs, white boys, les enfans d’acier, steelboys, les défenseurs, defenders, les niveleurs, levellers, les batteurs, thrashers, parce que leur arme était un fléau, les cardeurs, carders, qui écorchaient leurs victimes avec des instrumens à carder, les rockites, du nom d’un prétendu capitaine Rock, les molly maguires, du nom d’une fantastique femme-chef, comme la Rebecca du pays de Galles, etc. Ces bandes signalaient partout leur passage par d’horribles atrocités : seule vengeance