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plus ces propriétés étaient grandes, plus elles étaient délabrées. Les plus vastes restaient à l’état de nature, comme le fameux district de Connemara, dans le Connaught, fort connu sous le nom de Martin’s Estate. Les substitutions, beaucoup plus usitées qu’en Angleterre, rendaient la plupart de ces domaines incommutables, ce qui passe aux yeux de quelques publicistes pour la perfection de la législation. La loi primitive du pays était le gavelkind ou partage égal; mais les Anglais avaient importé le droit d’aînesse, A leur tour, ceux qui considèrent la petite culture comme la panacée universelle ne devaient pas être moins embarrassés. Si l’Irlande était le pays de la très grande propriété, c’était aussi par excellence le pays de la très petite culture. On n’y comptait pas moins de 300,000 fermes au-dessous de 2 hectares; 250,000 avaient de 2 à 6, 80,000 de 6 à 12, 50,000 seulement au-delà de 12 hectares. La loi de succession favorisait cette division en ordonnant le partage des baux entre les enfans, ce qui n’était pas, comme en Angleterre, une lettre morte.

Cette union de la grande propriété et de la petite culture, qui a eu de très bons effets sur quelques points de l’Angleterre et de l’Ecosse, en avait de détestables en Irlande. Propriétaires et fermiers semblaient s’être donné le mot pour se ruiner eux-mêmes, en ruinant à l’envi l’instrument de leur richesse commune, le sol. Au lieu de ces fécondes habitudes de résidence qui caractérisent les propriétaires anglais, les landlords irlandais, toujours absens de leurs domaines, en tiraient scrupuleusement tout le revenu pour le manger ailleurs. Ils se faisaient représenter par des régisseurs appelés middlemen, pour la plupart attorneys ou hommes de loi, chargés de faire rentrer leurs rentes et de les leur envoyer. Volés à tous les degrés par les intermédiaires, imprévoyans et dissipateurs comme tous ceux qui touchent de l’argent sans savoir comment il se gagne, n’ayant d’ailleurs, faute d’avances faites à propos, que des revenus incertains et précaires, ils menaient presque tous un train supérieur à leurs ressources, et leurs dettes avaient fini par grossir au point d’absorber la plus grande part de leur fortune apparente.

A leur tour, les middlemen, uniquement occupés d’accroître leurs profits immédiats, sans s’inquiéter des conséquences, n’ayant avec la culture proprement dite aucun rapport direct et personnel, avaient mis la terre à l’encan. La population rurale ayant multiplié à l’excès, puisqu’elle s’élevait à 60 têtes environ par 100 hectares, tandis qu’elle est en France de 40, en Angleterre de 30, et dans la Basse-Ecosse de 12, n’avait que trop répondu à cet appel. Une concurrence effrénée s’était établie, pour la possession du sol, entre les cultivateurs. Comme aucun d’eux ne possédait plus de capital qu’un autre, tous étaient égaux devant les enchères; chaque père de famille voulait devenir tenancier ou locataire de quelques lambeaux de terre