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depuis saint Patrice, qui l’a réglé ainsi. La terre de promission est plus merveilleuse encore : il y fait un jour perpétuel ; toutes les herbes y ont des fleurs et tous les arbres des fruits. Quelques hommes privilégiés seuls l’ont visitée. À leur retour, on s’en aperçoit au parfum que leurs vêtemens gardent pendant quarante jours.

Au milieu de ces rêves apparaît avec une surprenante vérité le sentiment pittoresque des navigations polaires : la transparence de la mer, les aspects des banquises et des îles de glace fondant au soleil, les phénomènes volcaniques de l’Islande, les jeux des cétacés, la physionomie si caractérisée des fjord de la Norvège, les brumes subites, la mer calme comme du lait, les îles vertes couronnées d’herbes qui retombent dans les flots. Cette nature fantastique créée tout exprès pour une autre humanité, cette topographie étrange, à la fois éblouissante de fiction et parlante de réalité, font du poème de saint Brandan une des plus étonnantes créations de l’esprit humain et l’expression la plus complète peut-être de l’idéal celtique. Tout y est beau, pur, innocent : jamais regard si bienveillant et si doux n’a été jeté sur le monde ; pas une idée cruelle, pas une trace de faiblesse ou de repentir. C’est le monde vu à travers le cristal d’une conscience sans tache : on dirait une nature humaine comme la voulait Pelage, qui n’aurait point péché. Les animaux eux-mêmes participent à cette douceur universelle. Le mal apparaît sous la forme de monstres errans sur la mer, ou de cyclopes relégués dans des îles volcaniques ; mais Dieu les détruit les uns par les autres, et ne leur permet pas de nuire aux bons.

Nous venons de voir comment autour de la légende d’un moine l’imagination irlandaise groupa tout un cycle de mythes physiques et maritimes. Le purgatoire de saint Patrice devint le cadre d’une autre série de fables embrassant toutes les idées celtiques sur l’autre vie et ses états divers[1]. L’instinct le plus profond peut-être des peuples celtiques, c’est le désir de pénétrer l’inconnu. En face de la mer, ils veulent savoir ce qu’il y a au-delà ; ils rêvent la terre de promission. En face de l’inconnu de la tombe, ils rêvent ce grand voyage qui, sous la plume de Dante, est arrivé à une popularité si universelle. La légende raconte que, saint Patrice prêchant aux Irlandais le paradis et l’enfer, ceux-ci lui avouèrent qu’ils se tiendraient plus assurés de la réalité de ces lieux, s’il voulait permettre qu’un des leurs y descendît, et vînt ensuite leur en donner des nouvelles. Patrice y consentit. On creusa une fosse par laquelle un Irlandais entreprit le

  1. Voir l’excellente dissertation de M. Th. Wright, Saint Patrick’s Purgatory (London, 1844) ; les Bollandistes, à la date du 17 mai ; Gœrres, Mystique chrétienne, t. III, et surtout le drame de Calderon, le Puits de saint Patrice.