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bénédictin, bien pire que l’absence totale de critique, n’eût altéré ces naïves légendes, et n’en eût retranché, sous prétexte de bon sens et de révérence religieuse, ce qui en fait pour nous l’intérêt et le charme.

L’Irlande surtout dut offrir dans ces siècles reculés une physionomie religieuse tout à fait à part, et qui paraîtrait singulièrement originale, s’il était donné à l’histoire de la révéler tout entière. En voyant, au vie, viie et viiie siècle, ces légions de saints irlandais qui inondent le continent et arrivent de leur île tout canonisés, apportant avec eux leur opiniâtreté, leur attachement à leurs usages, leur tour d’esprit subtil et réaliste ; en voyant jusqu’au xiie siècle les Scots (c’est le nom que l’on donnait aux Irlandais) servir de maîtres en grammaire et en littérature à tout l’Occident, on ne peut douter que l’Irlande dans la première moitié du moyen âge n’ait été le théâtre d’un singulier mouvement religieux et monastique. Crédule comme l’enfant, timide, indolent, porté à se soumettre et à obéir, l’Irlandais pouvait seul se prêter à cette abdication complète entre les mains de l’abbé, que nous retrouvons dans les monumens historiques et légendaires de l’église hibernaise. On reconnaît bien le pays où, encore de nos jours, le prêtre, sans provoquer le moindre scandale, peut, avant de quitter l’autel, donner tout haut des ordres pour son dîner, indiquer la ferme où il ira s’attabler et où il entendra les fidèles en confession. En présence d’un peuple qui ne vivait que par l’imagination et les sens, l’église ne se crut pas obligée d’être sévère pour les caprices de la fantaisie religieuse ; elle laissa faire l’instinct populaire, et de cette liberté sortit la forme la plus mythologique peut-être et la plus analogue aux mystères de l’antiquité que présentent les annales du christianisme, une religion attachée à certains lieux et consistant presque tout entière en certains actes considérés comme sacramentels.

La légende de saint Brandan est sans contredit le produit le plus singulier de cette combinaison du naturalisme celtique avec le spiritualisme chrétien. Le goût des moines hibernais pour les pérégrinations maritimes à travers l’archipel — tout peuplé de monastères — des mers d’Écosse et d’Irlande[1], le souvenir de navigations plus lointaines encore dans les mers polaires, fournirent le cadre de cette étrange composition, si riche d’impressions locales. Pline nous apprend que déjà de son temps les Bretons aimaient à se hasarder en pleine mer pour chercher des îles inconnues ; M. Letronne a prouvé

  1. Les saints irlandais couvraient à la lettre les mers de l’Occident. Un très grand nombre de saints de Bretagne, et les plus célèbres, saint Tenenan, saint Renan, etc., sont des Irlandais émigrés. Les légendes bretonnes de saint Malo, de saint David, de saint Pol de Léon, sont remplies de pérégrinations analogues vers des îles lointaines de l’Occident.