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de l’amour, que les romans bretons réalisèrent cette prodigieuse métamorphose. Ce fut comme une étincelle électrique : en quelques années, le goût de l’Europe fut changé : le sentiment kymrique courut le monde et le transforma. Presque tous les types de femmes que le moyen âge a connus, Genièvre, Iseult, Énide, viennent de la cour d’Arthur. Dans les poèmes carlovingiens, la femme est nulle, sans caractère et sans individualité ; l’amour y est brutal, comme dans le roman de Ferabras, ou à peine indiqué, comme dans la Chanson de Roland. Dans les Mahinogion au contraire, le rôle principal appartient toujours aux femmes. La galanterie chevaleresque qui fait que le bonheur suprême du guerrier est de servir une femme et de mériter son estime, cette croyance que l’emploi le plus beau de la force est de sauver et de venger la faiblesse, tout cela est éminemment breton, ou du moins a trouvé d’abord son expression chez les peuples bretons. Un des traits qui surprennent le plus dans les Mabinogion est la délicatesse du sentiment féminin qui y respire. Tous les services y sont rendus aux chevaliers par des femmes. Ce sont elles qui les reçoivent au château, leur lavent la tête et la figure, les désarment au retour des aventures, équipent leur cheval, pansent leurs blessures, préparent leur couche et les endorment avec des chants. D’après les lois de Hoël-Dda[1], un des principaux emplois de la cour était celui de la jeune fille qui devait tenir les pieds du roi dans son giron quand il était assis. Au milieu de tout cela, jamais une légèreté, jamais un mot grossier. Il faudrait citer en entier les deux mabinogion de Pérédur et de Ghéraint pour faire comprendre cette innocence ; or la naïveté de ces charmantes compositions nous défend de songer qu’il y eût en cela quelque arrière-pensée. Le zèle du chevalier à défendre l’honneur des dames n’est devenu un euphémisme goguenard que chez les imitateurs français, qui transformèrent la virginale pudeur des romans bretons en une galanterie effrontée, si bien que ces compositions, si chastes dans l’original, devinrent le scandale du moyen âge, provoquèrent les censures et furent l’occasion des idées d’immoralité qui, pour les personnes religieuses, s’attachent encore au nom de roman.

Certes la chevalerie est un fait trop complexe pour qu’il soit permis de lui assigner une seule origine. Disons cependant que l’idée d’envisager l’estime d’une femme comme le but le plus élevé de l’activité humaine et d’ériger l’amour en principe suprême de moralité n’a assurément rien d’antique, rien de germanique non plus. Est-ce dans l’Edda et dans les Niebelungen, au milieu de ces redoutables emportemens de l’égoïsme et de la brutalité, qu’on trouvera le germe

  1. Le plus ancien code des lois galloises.