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plus la hauteur d’un palme. Du jour où je vins ici, je n’ai jamais quitté ce lieu, et jamais non plus je n’ai entendu nommer l’homme dont vous parlez, si ce n’est une fois que j’allai chercher ma nourriture jusqu’à Llyn Llyw. Quand j’arrivai là, je saisis de mes serres un saumon, pensant qu’il me servirait pour longtemps de nourriture ; mais il m’entraîna dans l’abîme, et j’eus grand’peine à lui échapper. Ensuite j’allai l’attaquer avec tous mes parens pour tenter de le détruire ; mais il m’envoya des messagers, et fit la paix avec moi. Il vint même me supplier d’ôter de son dos cinquante harpons qui s’y trouvaient. S’il ne peut vous donner de renseignemens sur l’homme dont vous parlez, je ne sais qui le pourra. »

« Ils allèrent donc en ce lieu, et l’aigle dit : « Saumon de Llyn Llyw, je viens à toi avec une ambassade d’Arthur pour te demander si tu sais quelque chose touchant Mabon, fils de Modron, qui a été enlevé à sa mère lorsqu’il n’était âgé que de trois nuits ? — Tout ce que je sais, je te le dirai. Avec chaque marée, je remonte la rivière jusqu’à ce que j’arrive près de Gloucester ; là j’ai trouvé des douleurs telles que je n’en vis jamais ailleurs de semblables. Et afin que vous puissiez ajouter foi à ce que je vous dis, que deux d’entre vous montent sur mes épaules. Je les porterai jusqu’à cet endroit. » Kai et Gwrhyr Gwalstawd Jeithoedd montèrent donc sur les épaules du saumon, et ils arrivèrent sous les murs d’une prison. Là ils entendirent de grands gémissemens et de grandes lamentations qui sortaient du donjon. Gwrhyr dit : « Qui se lamente dans cette maison de pierre ? — Hélas ! celui qui est ici n’a que trop sujet de se lamenter. C’est Mabon, fils de Modron, qui est ici emprisonné. Nulle captivité ne fut jamais si cruelle que la mienne, ni celle de Lludd Llaw Ereint, ni celle de Greid, fils d’Éri. — As-tu l’espérance d’être délivré pour de l’or, de l’argent, des présens, ou par des combats et par la force ? — Je ne puis être délivré que par la force… »


Nous ne suivons pas le héros kymrique à travers des épreuves dont le dénoûment est prévu. Ce qui frappe surtout dans ces étranges récits, c’est la place qu’y tiennent les animaux transformés par l’imagination galloise en créatures intelligentes. L’association intime de l’homme et de l’animal, les fictions si chères à la poésie du moyen âge, du chevalier au lion, du chevalier au faucon, du chevalier au cygne, les vœux familiers à la chevalerie, consacrés par la présence d’oiseaux réputés nobles, tels que le faisan, le héron, sont autant d’imaginations bretonnes. La légende ecclésiastique elle-même se teignit des mêmes couleurs : la mansuétude pour les animaux éclate dans toutes les légendes des saints de Bretagne et d’Irlande. Un jour, saint Keivin s’endormit en priant à sa fenêtre les bras étendus ; une hirondelle, apercevant la main ouverte du vieux moine, trouva la place excellente pour y faire son nid ; le saint à son réveil, voyant la mère qui couvait ses œufs, ne voulut pas la déranger, et attendit pour se relever que les petits fussent éclos.

Cette touchante sympathie tenait elle-même à la vivacité toute particulière que les races celtiques ont portée dans le sentiment de la