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noms propres : tels sont le vaisseau, la lance, l’épée, le bouclier d’Arthur ; l’échiquier de Gwenddolen, où les pièces noires jouaient d’elles-mêmes contre les blanches ; la corne de Bran-Galed, où l’on trouvait la liqueur que l’on désirait ; le char de Morgan, qui se dirigeait de lui-même vers le lieu où l’on voulait aller ; le bassin de Tyrnog, qui ne cuisait pas quand on y mettait de la viande pour un lâche ; la pierre à aiguiser de Tudwal, qui n’aiguisait que l’épée des braves ; l’habit de Padarn, qui ne séait qu’à un noble ; le manteau de Tegan, qu’une femme ne pouvait revêtir, si elle n’était irréprochable[1]. L’animal est conçu d’une manière bien plus individuelle encore : il a un nom propre, des qualités personnelles, un rôle qu’il développe à sa guise et avec pleine conscience. Le même héros apparaît à la fois comme homme et animal, sans qu’il soit possible de tracer la ligne de démarcation des deux natures. Le conte de Kilhwch et Olwen, le plus extraordinaire des Mabinogion, roule sur la lutte d’Arthur contre le roi-sanglier Twrch-Trwyth, qui, avec ses sept marcassins, tient en échec tous les héros de la Table-Ronde. Les aventures des trois cents corbeaux de Kerverhenn forment de même le sujet du Songe de Rhonabwy. L’idée de mérite et de démérite moral est à peu près absente de toutes ces compositions. Il y a des êtres méchans qui insultent les dames, qui tyrannisent leurs voisins, qui ne se plaisent qu’au mal, parce que telle est leur nature ; mais on ne paraît pas leur en vouloir pour cela. Les chevaliers d’Arthur les poursuivent, non pas comme coupables, mais comme malfaisans. Tous les autres êtres sont parfaitement bons et loyaux, mais plus ou moins richement doués. C’est le rêve d’une race aimable et douce qui conçoit le mal comme le fait de la fatalité, et non comme un produit de la conscience humaine. La nature entière est enchantée, et féconde, comme l’imagination elle-même, en créations indéfiniment variées. Le christianisme apparaît à peine, non que l’on n’en sente parfois le voisinage, mais il n’altère en rien le milieu purement naturaliste où tout se meut. Un évêque figure à table à côté d’Arthur ; mais sa fonction se borne strictement à bénir les plats. Les saints d’Irlande, qui apparaissent un moment pour donner leur bénédiction à Arthur et en recevoir des faveurs, sont représentés comme une race d’hommes vaguement connue, et que l’on ne comprend pas. Aucune littérature du moyen âge ne s’est tenue plus éloignée de toute influence monacale. Il faut évidemment supposer que les bardes et les conteurs gallois vivaient fort isolés du clergé, ayant leur culture et leurs traditions tout à fait à part.

Le charme des Mabinogion réside principalement dans cette aima-

  1. On reconnaît ici l’origine de l’épreuve du court mantel, un des plus spirituels épisodes de Lancelot du Lac.