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L’ouvrage de La Rochefoucauld, publié en 1665, eut tout le succès que l’auteur pouvait souhaiter et qu’il avait si industrieusement préparé ; mais encore ici remarquez la conduite du véritable artiste : au lieu de s’endormir sur un succès qui allait toujours augmentant, il y puise des forces nouvelles pour perfectionner son œuvre et la rendre de plus en plus digne des suffrages des connaisseurs et de la postérité. La Rochefoucauld continua toute sa vie à corriger et à accroître l’édition de 1665 : il en donna une seconde en 1660, une troisième en 1671, une quatrième en 1675, et deux ans avant sa mort, en 1678[1], une cinquième, plus étendue et plus parfaite que les précédentes, et qui est son dernier mot. Nul ne sait si les maximes trouvées dans ses papiers n’étaient pas de simples ébauches par lui condamnées, ou des maximes achevées et destinées à une édition nouvelle. Personne n’a le droit de se mettre à la place de La Rochefoucauld, de toucher à son travail suprême, d’y rien ajouter, d’en rien retrancher. On doit sans doute recueillir avec soin les moindres notes, les pensées, les réflexions qu’il a laissées, et en composer un précieux appendice ; mais il faut respecter avec religion l’édition de 1678 comme le monument auquel est à jamais attaché son nom. Nous regrettons donc vivement qu’un siècle après, en confiant à l’Imprimerie royale le soin de procurer enfin une belle édition des Maximes, avec le portrait de leur auteur admirablement gravé sur l’émail de Petitot, la famille de La Rochefoucauld, égarée par sa piété même, ait donné l’exemple d’altérer un livre consacré.

Si nous sommes bien informé, celui qui prépara cette célèbre et charmante édition est ce bon, grand et infortuné duc de La Rochefoucauld, un des hommes les plus éclairés de son temps, l’ami et l’élève de Turgot, le partisan déclaré de réformes nécessaires, l’avocat de la nation auprès de la royauté, le défenseur de la royauté auprès de la nation, un des pères et des martyrs de la monarchie constitutionnelle. Quand l’édition de 1778 parut, le duc de La Rochefoucauld en envoya un exemplaire à l’auteur de la Thérie des sentimens moraux, Smith, qui dans son ouvrage avait fait des Maximes une critique, selon nous, fondée, mais très sévère. Le noble

  1. Cette année 1678 fut véritablement une année épidémique en fait de maximes et de pensées. C’est dans cette année que paraient, ainsi que nous l’avons dit, les Maximes de Mme de Sablé, les Pensées de d’Ailly, le livre d’Esprit, et qu’un autre ami de Mme de Sablé, un grave disciple de Port-Royal, Vallon de Beaupuis, tira des lettres de Saint-Cyran des Maximes chrétiennes. — En 1684, un M. Boucher s’avisa de mettre en assez mauvais vers les Maximes de La Rochefoucauld, et en 1695, Mme de Pringy, imitant à la fois, mais de bien loin, La Rochefoucauld et La Bruyère, publia les Différens Caractères des Femmes du siècle avec la description de l’amour-propre, etc.