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sont la matière d’une réfutation continuelle. L’auteur s’efforce d’engager dans sa cause Aristote, et il ménage Platon, parce que saint Augustin est platonicien déclaré. Il s’applique à décrier tout ce qui a paru de bon dans l’antiquité, comme « rendant la venue de Jésus-Christ inutile. » Il y dit de Socrate : « Ses vices étaient très réels, et toutes ses vertus feintes et contrefaites[1]. » Qu’est-ce à ses yeux que le désintéressement ? « C’est l’intérêt qui a changé de nom, afin de ne pas être reconnu, et qui ne paraît pas sous sa figure naturelle, de peur d’exciter l’aversion des hommes ; c’est un chemin contraire à celui qu’on tient ordinairement, par lequel les plus fins et les plus déliés parviennent à ce qu’ils désirent ; c’est le dernier stratagème de l’ambition, c’est la plus effrontée de toutes les impostures de l’homme[2]. » Voulez-vous du La Rochefoucauld terni et effacé, lisez la maxime d’Esprit sur l’amitié ; au style près, c’est celle de La Rochefoucauld. Encore une fois, ils ne se sont copiés ni l’un ni l’autre : dans le débat avec Mme de Sablé sur la nature de l’amitié, ils avaient soutenu la même opinion, ils l’ont écrite chacun à sa manière. Le chapitre de la Gravité est un développement d’une pensée bien connue de Pascal. Il y a aussi des variations plus ou moins bien tournées sur un des thèmes les plus en vogue dans toute la société de Mme de Sablé, et qui revient sans cesse dans Pascal et dans La Rochefoucauld, que l’esprit est le serviteur et même la dupe du cœur ; il y en a d’autres aussi sur la paresse, comme étant le fondement de la plupart de nos vertus, surtout de celles des honnêtes femmes, et comme le meilleur et même l’unique remède contre l’ambition[3].

Mais hâtons-nous d’arriver à des jansénistes d’un ordre un peu plus relevé, à des penseurs et à des écrivains d’une autre trempe.

En fréquentant le salon de Mme de Sablé, le grave Domat et Pascal lui-même y trouvèrent tellement établi le goût des sentences et des maximes, qu’ils n’échappèrent point à l’influence régnante et qu’il leur fallut sacrifier au génie du lieu. Les portefeuilles de Valant contiennent plusieurs lettres de Domat et même des vers de sa façon, par exemple une inscription en vers pour l’entrée du Louvre. Lui aussi il a fait des pensées qui nous révèlent des côtés tout à fait nouveaux de l’esprit et de l’âme du grand jurisconsulte[4]. Il prit de la compagnie de Mme de Sablé l’habitude de s’observer, de s’analyser, d’étudier ses goûts, ses sentimens, jusqu’à son humeur, et de donner à ses réflexions une tournure vive et piquante qui contraste fort avec le style simple et uni des Lois civiles dans leur ordre

  1. Tome II, page 387.
  2. Ibid., page 456.
  3. Ibid., p. 37, 121, 322.
  4. Bibliothèque nationale. Recueil de Marguerite Périer, page 273. Voyez nos Œuvres littéraires, tome III.