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j’étois encore plus attachée à vous que je ne pensois, car assurément il y a un bien petit nombre de personnes au monde qui m’offensassent en ne me voulant plus voir. Je ne vous dis pas tout ceci pour vous faire changer de résolution, mais pour vous faire un peu de honte de l’avoir prise, en vous faisant voir que je méritois que vous me distinguassiez un peu des autres par les sentimens que j’ai pour vous, mais non pas de la manière que vous m’avez distinguée[1]. » Si dans ces temps-là Mme de Longueville n’était pas tout à fait enveloppée dans la disgrâce commune, elle était au moins un peu négligée. C’est ce qu’elle remarque doucement et avec grâce[2] : « Si on pouvoit vous laisser là, vous en seriez bien contente, car vous ne prévenez jamais les gens. Je souhaite au moins que ce ne soit que par esprit de solitude, et de peur d’attirer quelqu’un dans vostre désert ; car encore que je prétende estre une exception à la règle que vous pratiquez là-dessus, je m’accommoderois toujours mieux de cette raison que d’une autre. »

Il est certain, quoique un peu singulier, que Mme de Sablé avait gardé à Port-Royal la fine cuisine, le soin extraordinaire de sa santé et la fertilité d’inventions médicales dont Mademoiselle se moque agréablement dans la Princesse de Paphlagonie. Passe encore pour le premier point, car enfin ce n’était là que l’excès d’une délicatesse qui se peut comprendre, et une sorte de fidélité au caractère de précieuse. Comme la précieuse ne faisait rien suivant le commun usage, elle ne pouvait aussi dîner comme une autre. Nous avons cité un passage de Mme de Motteville[3]Mme de Sablé est représentée dans sa première jeunesse, à l’hôtel de Rambouillet, soutenant que la femme est née pour servir d’ornement au monde et recevoir les adorations des hommes. La femme digne de ce nom devait toujours paraître au-dessus des besoins matériels, et retenir même dans les

  1. Voici un autre billet de Mme de La Fayette à Mme de Sablé dans une occasion semblable : « Il y a une éternité que je ne vous ai veue, et si tous croyez, madame, qu’il ne m’en ennuyé point, vous me faittes une grande injustice. Je suis résolue à avoir l’honneur de vous voir, quand vous seriez ensevelie dans le plus noir de vos chagrins. Je vous donne le choix de lundy ou de mardy, et de ces deux jours-là je vous laisse à choisir l’heure, depuis huit du matin jusques à sept du soir. Si vous me refusez après toutes ces offres-là, vous vous souviendrez au moins que ce sera par une volonté très déterminée que vous n’aurez pas voulu me voir, et que ce ne sera pas ma faute. Ce dimanche au soir. » — Autre billet de la même et du même genre : « Ce mardy au soir. De peur qu’il n’arrive quelque changement à la bonne humeur où vous estes, j’envoye tristement sçavoir si vous me voulez voir demain. J’irai chez vous incontinent après disné, car je vous cherche seule ; et si vous envisagez des visites, remettez-moi à un autre jour. Il est vrai qu’il faut que vous ayez de grands charmes, ou que je ne sois guère sujette à m’offenser, puisque je vous cherche après tout ce que vous m’avez fait. »
  2. Bibliothèque nationale, Supplément français, no 3029.
  3. Voyez notre premier article, livraison du 1er  janvier dernier, p. 9.