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maîtresse de musique, a un accent de vérité dramatique; la seconde partie aboutit à des scènes de séduction vulgaire. Et ensuite pourquoi l’auteur dit-il que cette jeune fille était étrangère à toute littérature ? Il est fort à craindre au contraire qu’elle n’y eut goûté plus qu’il n’eût fallu pour la droiture de son imagination et de son caractère. Le pire de tout, c’est qu’en réalité c’est un esprit fort qui cite Bayle et Basnage dans ses conversations avec un curé de campagne et qui subtilise sur toute chose. Or, s’il est une manière de laisser tout leur intérêt à ces existences déclassées, flottant entre la détresse matérielle et des goûts qui répugnent à la médiocrité, c’est de les représenter comme la lutte obscure et poignante d’une nature simple soutenant ces combats avec son cœur, avec son courage, non avec son esprit, surtout avec un esprit enclin aux subtilités. L’auteur dira qu’il n’a rien inventé, que ce Journal est authentique : qu’importe l’authenticité là où il ne s’agit que de vérité morale et de l’art qui la reproduit ?

Au milieu des révolutions de l’intelligence littéraire, la fortune des livres et des renommées est assurément un des plus délicats problèmes. S’il est bien des réputations usurpées qui s’effacent, s’il est bien des livres qui, après un moment de bruit factice, tombent dans l’oubli, il est aussi des œuvres qui, un moment oubliées, retrouvent une fortune nouvelle. N’est-ce point là ce qui arrive aujourd’hui aux productions littéraires d’un homme mort depuis dix ans, de Beyle, qui se cacha durant sa vie sous le nom de Stendhal ? Beyle a eu le privilège d’attirer de nouveau l’attention. Il y a eu pour lui comme un regain de succès. Ses œuvres sont réunies dans une édition complète. A quoi tient ce retour de fortune ? C’est que Beyle avait justement quelques-unes des qualités qui ont le plus d’attrait dans ces momens où l’on se trouve las des excès littéraires et des vulgarités prétentieuses; il avait l’esprit pénétrant, l’humeur vive et hardie, le style net et rapide. Dans toutes ses œuvres, de quelques matières qu’elles traitent, dans la Chartreuse de Parme et dans Rouge et Noir, dans l’Histoire de la Peinture en Italie et dans le livre De l’Amour, dans les Promenades dans Rome et dans la brochure sur Racine et Shakspeare, on retrouve le même esprit aventureux, piquant, abondant en vues ingénieuses. Malheureusement Beyle était un de ces esprits fins, froids et secs, qui causent plus de surprise que de sympathie réelle. Il y a des mystères de l’âme humaine qu’ils n’ont jamais pénétrés; il y a un genre d’impressions et d’exaltations morales dont ils n’ont pas le secret, il y a même des délicatesses intimes qu’ils ne respectent pas toujours. Sous la finesse de leur langage, il se cache souvent quelque chose de grossier par la pensée. Beyle était, à tout prendre, un très spirituel et très sceptique épicurien; et ce qu’il était dans le fond, peut-être feignait-il encore plus de le paraître, par une raison singulière propre à ce genre de nature : il craignait d’être ridicule ou dupe. De là pour cet esprit étrange un redoublement de zèle à affecter de n’être ni l’un ni l’autre, à faire prédominer sur tout une observation libre, mordante et volontiers paradoxale. Il suffit d’observer la nature de ce talent pour s’expliquer comment il a pu beaucoup produire sans atteindre à la popularité. Ses qualités ne sont point de celles qui saisissent le public; elles sont plutôt faites pour être goûtées des écrivains. À ce point de vue surtout, il est certain que Beyle a semé beaucoup d’idées neuves et hardies que beaucoup