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sur le Danube ou à Constantinople. En ceci du moins, l’Angleterre et la France sont complètement désintéressées. Elles se bornent à défendre un principe qu’elles veulent maintenir dans toute sa puissance réelle, sans donner à leur politique aucun caractère agressif. Elles ont même poussé la condescendance, il y a quelques mois, jusqu’à reconnaître à la Russie une sorte de droit moral de protectorat qu’elles ne reconnaîtraient plus aujourd’hui sans doute. Quand elles ont dû agir, elles n’ont agi qu’à la dernière extrémité, mesurant la route à leurs escadres, les retenant d’étape en étape dans l’espoir d’une pacification prochaine, et leurs résolutions les plus décisives n’ont été prises que lorsqu’elles ne pouvaient plus atermoyer sans laisser mettre en doute le principe qu’elles étaient décidées à soutenir. En a-t-il été de même du gouvernement de Saint-Pétersbourg ? La Russie a déclaré sans doute à l’origine qu’elle ne voulait pas prendre une attitude offensive : elle s’est défendue là où elle a été attaquée, comme c’était son droit ; mais en même temps n’était-il pas visible qu’elle se préparait à une lutte plus sérieuse ? Elle ne s’est pas bornée à se défendre, à maintenir sa position, même telle que l’avait faite l’invasion déjà exorbitante des principautés danubiennes. Elle a fait marcher ses armées, elle s’est appliquée à nouer de redoutables complications. Ce travail s’est manifesté récemment par divers faits, par les tentatives du cabinet de Saint-Pétersbourg pour entraîner certains états du nord de l’Europe dans l’orbite de sa politique, par l’expédition de Khiva en Asie, par les efforts de la diplomatie russe pour provoquer une rupture entre la Perse et la Turquie. Au moment même où on cherchait à renouer une dernière négociation, que faisait la Russie ? Elle brûlait les vaisseaux Turcs à Sinope, presque sous le canon immobile des vaisseaux anglais et français mouillés devant Constantinople. Qu’est-il résulté de cette série de complications et d’aggravations ? C’est que nous en sommes venus aujourd’hui à un point où non-seulement les traités qui liaient la Turquie à la Russie n’existent plus par le fait même de la guerre, mais où rigoureusement on peut considérer tout au moins comme suspendus les traités qui réglaient la politique combinée de la Russie et des autres puissances européennes en Orient. D’un différend local qu’un peu de modération eût aisément tranché, il est sorti cette autre immense question, de savoir quels seront désormais les rapports de l’empire ottoman et de l’empire russe d’une part, et de l’autre côté quelles seront les relations mutuelles de l’Europe et de la Russie en ce qui touche l’Orient. Au fond, il n’y a point d’autre question à débattre dans les négociations qui s’ouvriraient, si le protocole signé à Vienne le 5 décembre atteignait son but; mais ces négociations s’ouvriront-elles en effet ? C’est maintenant le secret du premier courrier qui viendra de Saint-Pétersbourg.

On n’en est point à remarquer que, dans cette crise prolongée, il y a deux ordres de faits qui se développent simultanément, qui se touchent par maint endroit, et réagissent sans cesse les uns sur les autres. D’un côté, la guerre suit son cours avec ses chances et ses périls; de l’autre, des négociations incessantes cherchent, si l’on nous passe ce terme, à rattraper les événemens et à les gagner de vitesse. Or dans quelles conditions se présentaient récemment les propositions nouvelles élaborées à Vienne ? Tandis que la diplomatie européenne renouvelait son travail de Pénélope, les hostilités se