Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

y avait des habitués médiocres dont le nom a surnagé à peine : l’abbé Testu, l’abbé de La Victoire, Esprit, l’abbé d’Ailly, l’abbé de La Chambre, le marquis de Sourdis ; quelques visiteurs plus rares, mais d’un ordre relevé, Nicole, Arnauld, Domat, Pascal avec sa sœur Gilberte, Mme  Périer, la duchesse d’Aiguillon, la nièce de Richelieu, Anne de Rohan, la belle princesse de Guéméné, la duchesse de Schomberg, la duchesse de Liancourt, M. et Mme  de Montausier, le prince et la princesse de Conti, M. le Prince, quelquefois même Monsieur, le frère de Louis XIV, très-souvent La Rochefoucauld et Mme  de La Fayette, constamment et dans le plus particulier la comtesse de Maure et Mme  de Longueville. En même temps qu’on faisait chez Mme  de Sablé du bel esprit, de la dévotion et de la politique, on y faisait aussi des confitures et de merveilleux ragoûts ; on y composait des élixirs pour les vapeurs et des recettes contre toutes les maladies. Mme  de Sablé suffisait à tout, s’occupait de tout, de nouvelles littéraires et d’affaires sérieuses, sans beaucoup sortir de chez elle, et sur la fin presque sans quitter sa chaise et son lit. Il lui prenait quelquefois des accès de dévotion ou des vapeurs, et pendant ce temps elle fermait sa porte à tout le monde, même à ses meilleurs amis ; mais ces momens étaient rares et duraient peu, et c’était en général une maîtresse de maison accomplie. Elle possédait tout ce qu’il faut pour cela : un assez grand nom, le goût de l’influence, un cœur au repos, un esprit actif et aimable, peu ou point d’originalité, ce qui est la condition essentielle de ce genre de succès. En effet, comme nous l’avons dit et comme on l’a vu par nos citations, l’esprit de Mme  de Sablé consistait surtout en une parfaite politesse. Elle ne s’élevait guère au-dessus de cette heureuse médiocrité, soutenue par le bon ton et le bon goût, qui sied si bien à une femme qui aspire à tenir un salon. Rien en elle d’éminent et de fort rare, comme aussi rien de vulgaire ; aucune de ces qualités qui éblouissent et souvent offusquent, et toutes celles qui attirent et qui retiennent. Elle avait de la raison, une grande expérience, un tact exquis, une humeur agréable. Quand je me la représente telle que je la conçois d’après ses écrits, ses lettres, sa vie, ses amitiés, à moitié dans la solitude, à moitié dans le monde, sans fortune et très en crédit, une ancienne jolie femme à demi retirée dans un couvent et devenue une puissance littéraire, je crois voir, de nos jours, Mme  Récamier à l’Abbaye-aux-Bois.


Victor Cousin.