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Le visage de M. de Vlierbecke s’assombrit ; sa tête se releva avec fierté ; son regard s’alluma et prit une expression sévère. Il s’avança muet vers sa fille et l’écarta de la porte. Lénora s’enfuit à l’extrémité de la chambre et pencha son front, où montait la rougeur de la honte. La porte s’ouvrit vivement ; un jeune homme s’élança dans la chambre avec un cri de joie, et courut, les bras ouverts, vers la jeune fille tremblante, en mêlant, dans son égarement, le nom de Lénora à des mots inintelligibles. Sans doute, dans son aveugle transport, il eût sauté au col de Lénora ; mais la main étendue et le regard austère du père l’arrêtèrent tout à coup. Il s’arrêta donc, promena un regard stupéfait autour de la chambre, et remarqua le triste repas et les misérables vètemens du vieillard et de la jeune fille. Cet examen dut l’affecter péniblement, car il porta convulsivement les mains à ses yeux et s’écria avec désespoir : — Mon Dieu ! c’est donc ainsi qu’elle a vécu ! — Mais il ne demeura pas longtemps sous le poids de cette amère réflexion ; il s’élança de nouveau vers Lénora, s’empara de force de ses deux mains, et les serrant d’une fiévreuse étreinte :

— O Lénora ! ma bien-aimée, regarde-moi ; que je sache si ton cœur a conservé le doux souvenir de notre amour !

La jeune fille répondit par un regard plein d’émotion, un regard où se révélait tout entière son âme pure et aimante.

— O bonheur ! s’écria Gustave avec enthousiasme, c’est toujours ma douce et chère Lénora ! Dieu soit béni ! aucune puissance ne peut plus m’enlever ma fiancée ! Lénora ! reçois, reçois le baiser des fiançailles.

Il tendit les bras vers elle. Lénora, tremblante d’angoisse et de bonheur à la fois, demeura immobile, rougissante et le regard baissé, comme si elle eût attendu ce baiser solennel ; mais avant que le jeune homme eût le temps de céder à la passion qui l’emportait, M. de Vlierbecke était près de lui, et, saisissant énergiquement sa main, paralysait son élan.

— Monsieur Denecker, dit d’une voix sévère le père ému, veuillez modérer votre joie. Assurément nous sommes heureux de vous revoir ; mais il n’est permis ni à vous ni à nous d’oublier ce que nous sommes… Respectez notre indigence…

— Que dites-vous ? s’écria Gustave. Ce que vous êtes ? Vous êtes mon ami, mon père ! Lénora est ma fiancée !… Ciel ! pourquoi ce regard de reproche ? Je m’égare,… je ne sais ce que je fais…

Il ressaisit la main de Lénora, l’attira près de son père, et dit avec précipitation : — Écoutez !… Mon oncle est mort en Italie ; il m’a fait son héritier unique ; il m’a ordonné à son lit de mort d’épouser Lénora. J’ai remué ciel et terre pour vous trouver ; j’ai souffert et pleuré longtemps loin de ma bien-aimée ; je vous ai découverts enfin ! Et maintenant je viens demander la récompense de mes souffrances. Ma fortune, mon cœur, ma vie, je mets tout à vos pieds, et en échange j’implore le bonheur de conduire Lénora à l’autel. mon père, accordez-moi cette insigne faveur ! Venez, le Grinselhof vous attend ; je l’ai acheté pour vous ; tout s’y trouve encore ; les portraits de vos ancêtres ont repris leur place, tout ce qui vous était cher y est revenu ; venez, je veux entourer vos vieux jours d’une respectueuse vénération, je veux vous rendre heureux, si heureux ! j’aimerai votre Lénora…

L’expression du visage de M. de Vlierbecke n’avait pas changé ; seulement ses yeux paraissaient s’humecter lentement.