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Tous deux étaient occupés ainsi depuis très longtemps, lorsque Lénora entendit sonner l’heure à l’église paroissiale. Elle déposa son ouvrage, prit un panier derrière le poêle, et, le passant à son bras, se disposa à quitter la chambre. Le père, qui avait remarqué ces préparatifs, demanda d’une voix surprise : — Quoi ! déjà, Lénora ?

— Onze heures et demie viennent de sonner, père.

Sans faire aucune autre observation, M. de Vlierbecke reporta les yeux sur ses feuilles de musique et continua d’écrire. La jeune fille descendit l’escalier d’un pas rapide et léger ; elle fut bientôt de retour avec le panier rempli de pommes de terre et un autre objet encore, lequel était enveloppé dans du papier, mais qu’à son entrée dans la chambre elle cacha sous son tablier. Elle alluma aussitôt le poêle, lava et pela les pommes de terre, puis les mit sur le feu ; elle plaça en même temps sur la braise un petit pot avec un peu de beurre et beaucoup de vinaigre. Jusque-là le père ne s’était pas détourné de son travail : il voyait tous les jours préparer le dîner, et il était rare que quelque mets nouveau parût sur le feu ; mais cette fois à peine les pommes de terre furent-elles cuites, qu’un agréable fumet se répandit dans la chambre. M. de Vlierbecke regarda sa fille avec surprise et dit d’un ton de reproche :

— De la viande ! un mercredi ! Lénora, mon enfant, nous devons être économes, tu le sais bien.

— Ah ! mon père, répondit Lénora souriant à demi, ne vous fâchez pas ; le docteur l’a ordonné.

— Tu me trompes pour le coup, n’est-ce pas ?

— Non, non. Le docteur a dit que vous aviez besoin de viande trois fois par semaine au moins, si nous pouvions nous en procurer. Cela vous fera tant de bien, père, et ranimera si vite vos forces !

Le père secoua la tête et fit ce que demandait Lénora. Celle-ci couvrit la table d’une nappe petite, mais blanche comme la neige, et posa dessus deux assiettes et le plat de pommes de terre. C’était une humble table où tout était pauvre et vulgaire ; mais tout aussi était si net, si frais, si appétissant, que l’humble table eût souri même à un riche. Le père et la fille prirent place et inclinèrent la tête en joignant les mains pour remercier Dieu de la nourriture qu’il leur avait accordée. La calme prière montait encore vers le ciel comme un doux murmure, lorsqu’un bruit de voix se fit soudain entendre dans l’escalier. Lénora, saisie d’un tremblement violent, interrompit sa prière ; l’œil tout grand ouvert et penchée vers la porte, elle écoutait une chose qui lui semblait inexplicable et impossible, et qui pourtant la frappait de surprise et d’effroi. Le père, interdit à la vue de l’étrange émotion de sa fille, regardait celle-ci comme s’il voulait lui demander la cause de son trouble ; mais Lénora lui fit signe de la main pour lui imposer silence.

De nouvelles exclamations retentirent plus distinctement jusqu’à la petite chambre. Lénora reconnut l’accent de cette vois. Comme si un coup de foudre l’eût frappée, elle s’élança d’un bond avec un cri d’angoisse vers la porte, ferma celle-ci, et appuya de la main et des épaules pour empêcher d’entrer.

— Lénora, pour l’amour de Dieu, que crains-tu ? s’écria le père épouvanté.

— Gustave ! Gustave ! dit la jeune fille d’une voix frémissante. Il est là ! Il vient ! Oh ! ôtez tout cela de cette table ! Lui seul ne doit pas s’apercevoir de notre misère.