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l’emporta dans cette lutte suprême. Le jour était venu. J’allai trouver les principaux créanciers, et je signai de ma main l’écrit qui sauvait l’honneur et la vie de mon pauvre frère, en condamnant les deux êtres qui m’étaient le plus chers, ma femme et mon enfant, à la dernière misère…

— Merci, mon Dieu ! s’écria Lénora ; soyez béni, mon père, pour votre bonne et généreuse action !

— Tu me bénis pour avoir fait cela ! dit le gentilhomme avec un regard de reconnaissance ; c’est pourtant l’action qui m’oblige à implorer ton pardon, mon enfant.

— Mon pardon ?,.. s’écria Lénora surprise. Ah ! si vous eussiez agi autrement, combien n’aurais-je pas souffert de douter de la générosité de mon père !

— Le monde n’en juge pas ainsi, Lénora ; on ne pardonne jamais la pauvreté à un gentilhomme. Réduit à cet état, il expie l’humiliation que bien des gens voient pour eux-mêmes dans l’existence de la noblesse. Il doit payer et payer double pour les autres. C’est alors qu’on l’accable de railleries et de mépris, et qu’on le traite comme un paria de la société. Ses égaux le fuient pour ne pas paraître solidaires de sa misère ; les bourgeois et les paysans rient de son malheur et l’insultent, comme si sa chute était pour eux une douce vengeance. Heureux celui à qui, en pareille circonstance. Dieu a donné un ange qui verse dans son âme consolation et soulagement, et qui le rend fort contre l’infortune et la douleur ! Mais écoute, mon enfant. Mon frère fut sauvé ; le secret le plus profond cacha l’aide que je lui avais prêtée, il quitta le pays, et partit avec sa femme pour l’Amérique, où depuis lors il a gagné par son travail de quoi soutenir une misérable existence ; sa femme était morte pendant la traversée. Quant à nous, nous ne possédions plus rien : le Grinselhof et nos autres propriétés étaient hypothéqués pour des dettes dont le capital dépassait leur valeur. En outre, je m’étais vu forcé d’emprunter à un gentilhomme de ma connaissance une somme de quatre mille francs reconnue par une lettre de change.

Lorsque ta mère apprit l’étendue du sacrifice que je venais de consommer, elle ne me fit pas le moindre reproche : dans le premier instant, elle approuva pleinement ma conduite ; mais bientôt la misère vint nous imposer de si amères privations, que le courage de ta mère succomba peu à peu sous leur poids, et qu’elle tomba dans une maladie de langueur qui ne lui arrachait aucune plainte, mais qui l’épuisait rapidement.

Pénible situation ! Pour cacher notre ruine et sauver le nom de nos pères de l’injure et du mépris, nous devions épargner avec le dernier scrupule l’argent nécessaire pour payer la rente de nos dettes. Dans l’espace de trois mois, nos gens et nos chevaux disparurent peu à peu ; nous oubliâmes bientôt le chemin qui menait chez nos amis, et nous refusâmes systématiquement toutes les invitations, afin de ne pas être forcés de recevoir quelqu’un à notre tour. Une rumeur d’improbation s’éleva contre nous parmi les habitans du village et les familles nobles avec lesquelles nous étions liés jadis. On disait qu’une ignoble ladrerie nous poussait à vivre dans l’isolement le plus complet. Nous acceptâmes avec joie ce reproche, et même la rancune publique qui en fut la suite. C’était un voile qu’on jetait sur nous et à l’abri duquel notre indigence se dissimulait avec sécurité.