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esprit, monsieur de Vlierbecke, pour croire que je vais ajouter foi à un pareil conte bleu ?

Un frisson saisit le gentilhomme. Le ton de bonne humeur et de familiarité de M. Denecker lui avait fait espérer un instant qu’il savait tout, et que, nonobstant cela, il souscrivait au désir de son neveu ; mais les dernières paroles qu’il venait d’entendre lui apprenaient qu’il avait à recommencer les tristes révélations de la veille : il se prépara avec un froid courage à subir une nouvelle humiliation. — Monsieur Denecker, dit-il, ne gardez pas, je vous prie, le moindre doute sur ce que je vais vous révéler. Je veux bien consentir à l’instant à donner ma Lénora pour fiancée à votre neveu ; mais, je vous le déclare ici, je suis pauvre, affreusement pauvre !,..

— Allons, allons, s’écria le négociant : je comprends bien que vous tenez terriblement à vos écus, on le sait de longue date ; mais au moment où vous mariez votre unique enfant, il faut cependant ouvrir le cœur et la bourse, et faire acte de bonne volonté en la dotant selon les convenances. On dit déjà, pardonnez-moi de le répéter, on dit que vous êtes avare ; que sera-ce lorsqu’on saura que vous laissez partir votre fille unique sans une bonne dot ?…

Le gentilhomme, assis sur sa chaise, en proie à d’affreuses angoisses, luttait péniblement contre les plaisanteries incrédules de M. Denecker, plaisanteries qui ne lui permettaient pas de changer, par de courtes et claires explications, la tournure de cette conversation, si humiliante pour lui. Ce fut d’une voix presque suppliante qu’il s’écria : — Pour l’amour de Dieu, monsieur, épargnez-moi ces amères allusions. Je vous déclare, sur ma parole de gentilhomme, que je ne possède rien au monde.

— Eh bien ! répondit le négociant avec un malin sourire, nous allons coucher l’affaire en chiffres sur la table, et voir tout de suite si notre compte supporte la preuve. Vous croyez peut-être que je suis venu vous demander de grands sacrifices ? Non, monsieur de Vlierbecke : Dieu merci, je n’ai pas besoin d’y regarder de si près ; mais le mariage est une affaire qu’on entreprend à deux, et il est juste que chacun apporte quelque chose à la caisse commune, les parts fussent-elles d’ailleurs inégales. Allons, je donne à mon neveu une somme de cent mille francs, et s’il veut rester dans le commerce, mon crédit lui vaudra bien plus encore. Je ne veux pas, je ne désire même pas que vous dotiez Lénora d’une somme égale : votre haute origine et surtout votre grâce parfaite peuvent compenser ce qui manquera du côté de la dot ;… mais la moitié, cinquante mille francs ? Vous consentirez bien à cela, ou je me trompe fort. Qu’en dites-vous ? Nous donnons-nous la main ?

Pâle et tremblant, le gentilhomme était comme anéanti sur son siège ; il dit avec un soupir et d’une voix triste et sourde :

— Monsieur Denecker, cet entretien me tue ; cessez de me mettre au supplice. Je vous le répète, je ne possède rien. Et puisque vous me forcez à parler avant de me faire connaître vos intentions, sachez que le Grinselhof et ses dépendances sont grevés de rentes dont le capital dépasse leur valeur réelle. Il est inutile de vous révéler l’origine de ces dettes ; qu’il me suffise de vous répéter que je dis la vérité, et je vous prie, sans aller plus loin, maintenant que vous connaissez l’état de mes affaires, de vouloir bien me déclarer quel est votre dessein au sujet du mariage de votre neveu.

Cette déclaration, faite avec une fiévreuse énergie, ne convainquit pas