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pour le dîner. Le rôle de la jeune fille se bornait à surveiller et à indiquer à la fermière comment elle devait préparer les mets qui lui étaient inconnus.

Les vieux fourneaux furent allumés, le bois flamba et pétilla dans la cheminée, les charbons ardens rougirent sur les réchauds, et la fumée s’échappa au-dessus du toit en capricieux tourbillons. La bourriche fut ouverte ; poulets farcis, pâtés et autres mets choisis apparurent ; on apporta des paniers remplis de petits pois, de fèves, de légumes de toute espèce. Les femmes se mirent à éplucher, écosser, nettoyer. Lénora elle-même prit part à ce travail, et engagea joyeusement la conversation avec la fermière et sa servante. Cette dernière, qui n’avait vu que très rarement la jeune fille de près et ne s’était jamais trouvée aussi longtemps en sa présence, contemplait ses traits fins et délicats, sa taille svelte et élancée, ses yeux pleins d’animation et de feu, avec une sorte d’admiration et de respect infini. Ces sentimens se peignirent plus profondément sur le visage de la servante, lorsque s’échappèrent de la bouche de Lénora rêveuse quelques notes d’une chanson populaire bien connue.

La servante quitta sa chaise, s’approcha timidement de sa maîtresse, et lui dit, d’un ton de prière, à l’oreille, mais assez haut pour être comprise de Lénora : — Oh ! fermière, priez un peu la demoiselle de chanter un ou deux couplets de cette chanson. Je l’ai entendue avant-hier, et c’était si bien, si beau, que je suis bien restée un quart d’heure à pleurer derrière les noisetiers comme une imbécile que je suis.

— Oh ! oui, dit la fermière d’une voix suppliante, si cela ne vous fatigue pas trop, mademoiselle ; cela nous fera tant de plaisir ! Vous avez une voix comme un rossignol, et je sais aussi, mademoiselle, que ma mère, — elle est depuis longtemps auprès du bon Dieu, — m’endormait toujours avec cette chanson. Ah ! chantez-nous-la !

— Elle est si longue ! dit Lénora en souriant.

— Quand ce ne serait que quelques couplets ; c’est aujourd’hui un jour de joie.

— Eh bien ! dit Lénora, puisque cela peut vous faire plaisir, pourquoi refuserais-je ? Écoutez donc.

« Au bord d’un rapide torrent était assise une jeune fille désolée ; elle pleurait et gémissait sur l’herbe baignée de ses larmes.

« Elle jetait dans le torrent les petites fleurs qui s’épanouissaient autour d’elle ; elle s’écriait : Ah ! mon père chéri ! ah ! mon frère bien-aimé ! revenez.

« Un homme riche, qui se promenait le long du ruisseau, remarqua sa douleur amère. En voyant pleurer la jeune fille, son cœur compatissant se brisa.

« Il lui dit : « Parle, jeune fille, et n’aie pas de crainte ; dis-moi pourquoi tu te lamentes et te plains ; si c’est possible, je t’aiderai. »

« Elle soupire, le regarde d’un air désolé, et dit : « Ah ! brave homme, vous voyez une pauvre orpheline que Dieu seul peut secourir.

« Ne voyez-vous pas ce monticule verdoyant ? c’est la tombe de ma mère. Voyez-vous le bord de ce torrent ? c’est de là que mon père est tombé…

« Le torrent impétueux l’emporta ; il lutta en vain et s’enfonça ; mon frère s’élança après lui. Hélas ! lui aussi se noya.