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profond découragement ne tarda pas à se peindre sur ses traits ; il courba la tête et reprit avec un soupir d’angoisse : — Et demain ? demain l’œil défiant des hommes s’attachera sur toi ; tu trembleras sous le regard inquisiteur et blessant de ceux qui cherchent à deviner l’énigme de tes actions ; tu boiras à grands traits le calice de la honte ! Ah ! apprends bien ton rôle, prépare ton masque, continue de jouer ta lâche comédie… souviens-toi de la noblesse de ta race pour saigner sur le banc de torture par toutes les fibres de ton cœur et mourir cent fois en une heure ! Va, ton travail nocturne est accompli ; va chercher le repos, demande au sommeil l’oubli de ce que tu es et de ce qui te menace. Le repos ? le sommeil ? raillerie ! C’est là que t’attend l’éternel spectacle de l’humiliation suprême ; là, tu pourras voir par toi-même comment on vend l’héritage de tes aïeux, comment l’on salue ta chute d’un insultant sourire, comment tu quittes avec ton enfant le pays natal et vas chercher dans une contrée lointaine le pain de la misère ! Dormir ? cela me fait trembler ! Le billet !.. le billet !…

Il répéta plusieurs fois ce mot avec une terreur croissante en débarrassant machinalement la table de tous les objets qui s’y trouvaient, et bientôt, la lampe à la main, il disparut derrière la porte qui menait à sa chambre à coucher.


III.

Le lendemain, dès que les premières rougeurs du matin vinrent colorer l’horizon, chacun se mit à l’œuvre au Grinselhof. La fermière et sa servante nettoyaient les escaliers et le corridor ; le fermier appropriait l’écurie, son fils arrachait les mauvaises herbes des grands chemins du jardin ; de bonne heure, Lénora époussetait tout dans la salle à manger, et disposait artistement les petits objets de fantaisie qui garnissaient l’armoire et la cheminée.

C’était une vie et un mouvement comme on n’en avait pas vu au Grinselhof depuis dix ans. On s’apercevait que les gens de la ferme y allaient de tout cœur : sur leur visage resplendissait une expression de triomphe, comme s’ils eussent été enchantés de combattre cette mortelle solitude, qui, pendant si longtemps, avait régné sans contestation dans ces lieux.

M. de Vlierbecke, bien qu’il fût intérieurement plus ému que les autres, se promenait çà et là avec un calme apparent et allait de l’un à l’autre, encourageant chacun par quelques paroles affables, et dirigeant tout sans laisser néanmoins paraître le moins du monde qu’il se préoccupât beaucoup de ce qui allait arriver. Il flattait en souriant l’amour-propre de ces gens simples, et leur donnait à entendre, sous le voile d’une bienveillante plaisanterie, que ce serait un honneur pour eux, si ses hôtes se montraient satisfaits de la réception. Jamais le fermier ni sa femme n’avaient vu M. de Vlierbecke si bon et si gai, et comme ils l’honoraient et l’aimaient sincèrement, ils n’étaient pas moins joyeux de le voir dans cette disposition que si c’eût été kermesse au Grinselhof. Ils ne devinaient pas que le pauvre gentilhomme, ne pouvant les récompenser de leur zèle par de l’argent, s’efforçait de payer leur travail en témoignages d’affection et d’amitié.

Lorsque les plus grands préparatifs furent faits et que le soleil fut plus haut dans le ciel, M. de Vlierbecke appela sa fille et lui donna ses instructions