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et son regard, d’ordinaire si plein de vie, s’éteignait, morne et languissant, sous ses sourcils abaissés.

Le cheval était à l’écurie ; le jeune domestique, qui avait déjà déposé la livrée, tira de la voiture quelques paniers et paquets qu’il déposa sur la table de la ferme. Sur ces entrefaites, M. de Vlierbecke s’approcha du fermier. — Maître Jean, dit-il, j’ai besoin de vous. Il vient du monde demain au Grinselhof. M. Denecker et son neveu dînent ici.

Le fermier, au comble de la stupéfaction, regardait son maître, la bouche béante ; il n’en pouvait croire ses oreilles. Après un instant, il demanda d’une voix pleine d’hésitation :

— Ce gros riche monsieur, qui, le dimanche à la grand’messe, se met près de vous au jubé ?

— Lui-même, maître Jean ; qu’y a-t-il de si surprenant à cela ?

— Et le jeune M. Gustave, qui, hier, après la messe, a parlé sur le cimetière à notre demoiselle ?

— Lui-même.

— Oh ! monsieur, ce sont des gens si riches ! Ils ont acheté tous les biens qui sont autour d’Échelpoel ; ils ont au moins, dans leur château, dix chevaux à l’écurie, sans compter ceux qu’ils ont encore en ville. Leur voiture est tout argent du haut en bas…

— Je le sais, et c’est précisément pour cela que je veux les recevoir comme il convient à leur rang. Tenez-vous prêt, de même que votre femme et votre fils ; je viendrai vous appeler demain matin de très bonne heure. Vous donnerez volontiers un coup de main pour m’aider, n’est-ce pas ?

— Certainement, certainement, monsieur ! Un mot de vous suffit… Je suis bien heureux de pouvoir faire quelque chose pour votre service…

— Je vous remercie de votre bonne volonté. Ainsi c’est dit : à demain !

Monsieur de Vlierbecke entra dans la ferme, donna au jeune homme quelques ordres relatifs aux objets tirés de la voiture, puis il gagna le bosquet et s’achemina vers le Grinselhof.

Dès qu’il fut hors de la vue du fermier, sa physionomie prit une expression plus sereine ; un sourire se dessina sur ses lèvres, tandis qu’il promenait son regard autour de lui, comme s’il eût cherché quelqu’un dans la solitude du jardin. Au détour d’un sentier, son œil tomba soudain sur la jeune fille endormie. Comme fasciné par le ravissant tableau qui s’offrait à lui, il ralentit sa marche et bientôt s’arrêta en extase… Dieu ! que l’enfant était belle dans son repos ! Le soleil couchant l’inondait d’ardens reflets et jetait une teinte de rose sur tout ce qui l’entourait. Les boucles épaisses de sa chevelure tombaient éparses sur ses joues dans un charmant désordre. Le catalpa avait semé sur elle et autour d’elle ses calices d’une blancheur de neige. Elle rêvait toujours ; un sourire de calme bonheur se jouait sur ses traits ; ses lèvres émues balbutiaient d’inintelligibles paroles, comme si son âme se fût efforcée d’exprimer les sentimens qui débordaient en elle.

M. de Vlierbecke retint son haleine, caressa du regard la douce jeune fille, et, saisi d’une émotion profonde, il leva les yeux au ciel en disant d’une voix basse et frémissante : — Sois béni, père tout-puissant, elle est heureuse ! Que mon martyre se prolonge sur la terre, mais puissent mes souffrances te rendre