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Encore étourdi du coup qui venait de le frapper, hors de lui et mourant de honte, la tête penchée sur la poitrine et les yeux fixés sur le sol, le malheureux gentilhomme parcourut pendant quelque temps les rues sans savoir où il se trouvait. Enfin le sentiment de la nécessité le tira peu à peu de son rêve fiévreux ; il se dirigea vers la porte de Borgerhout, et s’enfonça dans les fortifications jusqu’à ce qu’il se trouvât tout à fait seul. Là une lutte terrible parut s’engager en lui : ses lèvres s’agitaient rapidement ; sur sa physionomie se succédaient mille expressions diverses de souffrance, de honte et d’espoir. Cependant il tira de sa poche la tabatière d’or, considéra avec une amère tristesse les nobles armoiries qui y étaient gravées, et se plongea dans une rêverie désespérée dont il sortit tout à coup, comme s’il venait de prendre une solennelle résolution. Enfin, les yeux fixés sur la tabatière, il se mit à gratter les armes avec un canif, et murmura d’une voix calme, quoique tremblante encore d’émotion : — Souvenir de mon excellente mère, talisman protecteur qui as si longtemps caché ma misère et que j’invoquais comme un boucher sacré toutes les fois que ma détresse allait se trahir, — ô toi, dernier legs de mes ancêtres, il faut aussi que je te dise adieu ; il faut, hélas ! que je te profane de ma main ! Puisse ce dernier service que tu me rends nous sauver d’une humiliation plus grande !

Une larme coula sur ses joues et sa voix s’éteignit. Il poursuivit néanmoins son étrange travail et gratta le couvercle de la boîte jusqu’à ce que les armoiries eussent complètement disparu. Alors le gentilhomme rentra en ville et parcourut un grand nombre de petites rues solitaires en interrogeant toutes les enseignes d’un regard timide et détourné. Après avoir erré une heure, il entra dans une étroite ruelle du quartier Saint-André, et poussa soudain une exclamation de joie, attestant qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Son regard s’était arrêté sur une enseigne qui portait pour inscription ces seuls mots : Commissionnaire juré du mont-de-piété ; dans cette maison, on prêtait sur toute espèce de gage, au nom de l’établissement que nous venons de nommer. Le gentilhomme passa devant la porte et alla jusqu’au bout de la rue ; puis il revint sur ses pas, pressant ou ralentissant sa marche quand une autre personne se montrait dans la rue, jusqu’à ce qu’il eût trouvé enfin un moment favorable pour se glisser, en longeant les murs, dans la maison qui portait l’enseigne en question.

Longtemps après il en sortit et gagna précipitamment une autre rue. Une certaine joie brillait dans ses yeux, mais la vive rougeur qui colorait son visage témoignait assez qu’il n’avait obtenu le secours désiré qu’au prix d’une nouvelle humiliation. Il eut bientôt gagné le centre de la ville. Là il entra chez un marchand de comestibles, et fit emballer dans une bourriche une poularde farcie, un pâté, des conserves et d’autres menues provisions de table ; il en paya le prix et dit qu’il enverrait son domestique prendre le tout. Plus loin, il acheta chez un orfèvre deux cuillers d’argent et une paire de boucles d’oreilles, puis il s’éloigna de ce quartier pour aller probablement faire ailleurs de nouvelles emplettes.


II.

Dans nos landes couvertes de bruyères, l’homme a entrepris une lutte victorieuse pour tirer le sol du sommeil éternel auquel il semblait condamné