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ou son éternel malheur dépendre de choses dont tout autre homme se raillerait ? C’est ainsi pourtant. Ce jeune homme vient avec son oncle diner demain chez nous ; l’oncle s’est invité lui-même ; nous n’avons rien à leur offrir ; ma fille a besoin de quelques bagatelles pour être convenablement mise, car à notre tour nous serons sans doute conviés par eux. Notre isolement ne cachera plus longtemps notre misère : des sacrifices de toute espèce ont été faits pour ne pas succomber sous la honte…

En prononçant ces derniers mots, sa physionomie prit une expression déchirante ; il tira la main de sa poche, et montrant au notaire deux francs environ en menue monnaie : — Voyez, dit-il en souriant amèrement, voilà tout ce que je possède encore ! Et demain des gens riches dînent chez moi ; si mon indigence se trahit en quelque chose, tout espoir pour ma fille est perdu ! Pour l’amour de Dieu, monsieur le notaire, soyez généreux, venez à mon aide !

— Mille francs ! murmura le notaire ; je ne puis tromper mes commettans. Quel gage garantira cette somme ? Vous ne possédez rien qui ne soit grevé outre mesure.

— Mille,… cinq cents,… deux cents ! s’écria le gentilhomme ; mais prêtez-moi du moins de quoi sortir de ce cruel embarras !

— Je n’ai pas de fonds disponibles, répondit le notaire ; dans quinze jours peut-être, et encore ne puis-je l’assurer,

— Eh bien ! par amitié, je vous en supplie, dit le gentilhomme, prêtez-moi sur votre propre caisse !

— Je ne puis espérer que vous me rendiez jamais ce qui vous sera prêté, dit le notaire avec un visible dépit ; c’est donc une aumône que vous demandez ?

Le gentilhomme s’agita péniblement sur son siège et devint tout pâle, un éclair brilla dans ses yeux, et son front se plissa convulsivement ; cependant il réprima sur-le-champ sa violente émotion, inclina la tête et murmura avec une sombre résignation : — Une aumône ! soit. Buvons cette dernière goutte du calice de douleur ! C’est pour mon enfant…

Le notaire prit dans un tiroir quelques pièces de cinq francs et les présenta au gentilhomme. Soit que celui-ci se sentît blessé de se voir offrir une aumône véritable, soit que la somme lui parût trop minime pour lui être utile, il jeta sur l’argent un regard farouche, et se laissa tomber sur son siège en poussant un soupir déchirant et en couvrant son visage de ses deux mains.

Un domestique vint annoncer un autre visiteur ; le gentilhomme se leva brusquement dès que le laquais eut quitté le salon, et essuya deux larmes qui brillaient dans ses yeux. Le notaire lui montra encore les pièces de cinq francs qu’il avait déposées sur le coin de la table ; mais M. de Vlierbecke détourna les yeux avec une espèce d’horreur et dit avec précipitation :

— Monsieur le notaire, pardonnez-moi ma hardiesse ; je n’attends plus de vous qu’une grâce…

— Et laquelle ?

— Au nom de ma fille, gardez-moi le secret.

— Quant à cela, vous me connaissez depuis longtemps : soyez sans inquiétude… Vous refusez donc ce léger secours ?

— Merci ! merci ! s’écria le gentilhomme on repoussant la main du notaire ; puis, tremblant comme si la fièvre l’eût saisi, il sortit du salon et franchit la porte de la rue sans attendre que le domestique vint la lui ouvrir.