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prudence. » Malebranche est du même avis. «Il n’y a, dit-il, dans les animaux ni intelligence, ni âme, comme on l’entend ordinairement : ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir; ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien, et s’ils agissent d’une manière qui marque intelligence, c’est que Dieu les ayant faits pour les conserver, il a formé leurs corps de telle façon qu’ils évitent machinalement et sans crainte tout ce qui est capable de les détruire. » Les opinions de Descartes et de Malebranche eurent un succès prodigieux. l’automatisme fut le credo des cartésiens et des jansénistes, et depuis Descartes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle on vit paraître une foule de livres où la discussion, comme dans la querelle du jansénisme, eut presque toujours pour unique résultat d’embrouiller la question. Les poètes eux-mêmes entrèrent en lice, et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ceux qui furent le plus frappés des merveilles de l’instinct, ceux qui célébrèrent le plus heureusement ce qu’on eût appelé au moyen âge les prodiges des bêtes, Racine fils et le cardinal de Polignac entre autres, furent les premiers à déclarer qu’elles n’étaient que de pures machines.

Par cela seul qu’on avait exagéré dans un sens, on exagéra dans un sens contraire. Montaigne, contemporain de Pereira, soutint une thèse complètement opposée. Le sceptique, comme le théologien du moyen âge, humilie l’homme devant la bête : « Nous recognoissons assez, dit-il, à la plus part de leurs ouvrages, combien les animaux ont d’excellence au-dessus de nous, et combien nostre art est foible à les imiter. » Il leur accorde la réflexion, la prévoyance, le libre arbitre, le parler et le rire. « Nature, par une douceur maternelle, les accompaigne et guide comme par la main à toutes actions et commodités de leur vie.., tandis qu’elle nous abandonne au hasard et à la fortune, et à quester par art les choses nécessaires à nostre conservation... Les bestes qui savent, aiment et deffendent leurs bienfaicteurs, et qui poursuivent et oultragent les estrangers et ceux qui les offensent, elles représentent en cela quelqu’air de nostre justice, comme aussi en conservant une égualité très équitable en la disposition de leurs biens à leurs petits. Quant à l’amitié, elles l’ont sans comparaison plus vifve et plus constante que n’ont les hommes, etc.[1]. » Montaigne, qui donne aux araignées délibération, pensement et conclusion, range l’homme et les bêtes dans les barrières de la même police, et cette phrase renferme à elle seule l’explication des procès dont nous avons parlé plus haut. Leibnitz, comme Montaigne, établit dans ses Essais sur l’entendement humain

  1. Voir Montaigne, Essais, liv. II, chap. 12.