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ont toutes trois la sensualité grossière que la tradition satirique du moyen âge ne manque jamais d’attribuer à leur sexe. Elles sont vaniteuses, coquettes, sensibles à la flatterie; elles trompent leurs époux, qu’elles n’aiment point, avec des amans qu’elles n’aiment pas davantage, tout en se montrant pour les uns et les autres d’une jalousie furieuse. Les animaux qui jouent dans cette vaste épopée les rôles secondaires ont, comme les principaux acteurs, un caractère distinct, toujours parfaitement soutenu, qui se développe au milieu d’une foule d’aventures, uniquement liées entre elles, comme nous l’avons déjà dit, par l’identité des personnages.

Ainsi que la plupart des chroniques du moyen âge, le roman français de Renart commence à la création. L’auteur de la première branche, Pierre de Saint-Cloud, raconte que Dieu, après avoir chassé Adam et Eve du paradis terrestre, conserva cependant pour eux, malgré leur faute, un reste d’affection et de pitié. Ne voulant pas les abandonner sans ressources à leur faiblesse, il leur donna une baguette en disant que, quand ils auraient besoin de quelque chose, il leur suffirait d’en frapper la mer pour obtenir à l’instant ce qu’ils auraient désiré. L’effet de la baguette merveilleuse fut bientôt tenté par Adam, et du premier coup il fit sortir une brebis du sein des flots. Eve frappe la mer à son tour : un loup s’élance, court après la brebis, et l’emporte dans un bois; mais, sur un nouveau coup donné par Adam, un chien paraît, poursuit le loup et rapporte la brebis. Une foule d’animaux sont produits de la sorte, doux et apprivoisés quand ils naissent sous la baguette d’Adam, indomptables, féroces ou pervers quand ils naissent-sous la baguette d’Eve : c’est par elle, on le devine, que Renart est tiré du néant. — Renart, dit le trouvère[1], donne une grande instruction à ceux qui veulent se donner la peine de comprendre : il est l’image des gens, pleins de félonie, qui ne cessent d’épier les moyens de tromper les autres, qui regardent comme perdu le jour où ils ne trompent personne, et qui ne respectent ni parens, ni amis. Renart en effet, pour première victime, choisit son oncle Ysamgrin; il lui vole trois jambons, se permet, à l’égard de ses louveteaux, les plaisanteries les plus indécentes, et à l’égard de sa femelle, Hersent, qui du reste ne s’en fâche pas, les familiarités les plus scandaleuses. Ysamgrin, qui regrette tout à la fois son honneur et ses jambons, jure de se venger, et dès lors il s’engage entre l’oncle et le neveu une guerre acharnée, mêlée de trêves passagères, de feintes réconciliations et de procès qui, portés à la cour de Noble, fournissent à Renart l’occasion de mystifier la justice royale elle-même. Quant à Ysamgrin, mécontent et battu, il paie toujours les frais.

  1. Vers 171 et suiv.