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supérieur, et qu’ils l’associaient à tous les exploits des paladins, en lui prêtant une intelligence et des vertus qui pourraient faire envie à la plupart des hommes : c’était aussi pour rendre témoignage de ce qui se passait sous leurs yeux. En effet, dans un temps de luttes incessantes, où la force individuelle décidait du sort des batailles, le cheval était, sans aucun doute, la plus redoutable machine de guerre. Il avait assuré la domination des classes féodales sur les serfs et les vilains ; il avait donné son nom à la chevalerie en lui prêtant sa force, et il était naturel qu’il fût complètement assimilé à son maître. Cette assimilation était même si complète, que les chevaux comme les hommes du moyen âge sont partagés en deux classes distinctes. Ceux qui vont à la guerre, bardés de fer et couverts de housses blasonnées, ou qui figurent avec des panaches dans les chasses et les tournois, s’appellent des palefrois, des destriers, des haquenées ; ce sont les nobles. Ceux qui travaillent, qui labourent, qui traînent la charrette, acquittent la dîme et la corvée et paient l’impôt féodal, s’appellent des ronsins ou des sommiers; ce sont les vilains et les serfs. Ils font, ainsi que le dit un vieux poète, pousser l’avoine, mais ils ne la mangent pas, et, comme tous ceux dont le rôle dans ce monde est simple, modeste et utile, ils sont oubliés par la poésie et par l’histoire ; le destrier seul figure dans les romans chevaleresques.

Comme son maître et plus que lui peut-être, le destrier a l’ambition de faire de grandes choses ; il est adroit, docile, sensible, fidèle en amitié, respectueux envers les femmes ; dans la bataille, il ne compte jamais le nombre de ses ennemis ; il avance sur la pique qui le perce, et renverse en mourant celui qui l’a frappé. Tacticien habile, il répare souvent par ses manœuvres savantes les fautes des généraux ; sensible autant que brave, il pleure la mort de son seigneur et lui survit rarement. Il connaît la vertu des simples, quelquefois même les secrets de la magie. Ce qui le distingue surtout au point de vue des qualités morales, c’est une fidélité inviolable à la cause qu’il sert ; il ne déshonore jamais son blason par des actes de félonie. Ganélon n’existe que parmi les hommes ; jamais cheval n’a trahi son pays, ou passé de l’armée des chrétiens dans l’armée des Sarrasins.

Aimer et combattre, c’était la vie du chevalier, mais pour aimer il fallait avoir une bonne dame ; pour combattre, il fallait avoir un bon cheval, et ces deux choses, disent les romanciers, sont aussi rares l’une que l’autre. Aussi, quand le paladin, à force de recherches, d’épreuves et de luttes, avait trouvé la dame de son cœur et le cheval de ses rêves, il les confondait dans un égal amour. Qui sait ? don Quichotte, forcé de choisir, eût hésité peut-être entre Rossinante et Dulcinée. Heureux le guerrier dont le cheval, comme celui d’Arnaud de Gascogne, pouvait, à l’âge de cent ans, faire cent lieues en un jour