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grands hommes, on en a de ses amis, on en a d’autrefois, on en a d’aujourd’hui. Les Chinois ont la même manie ; seulement ils l’ont depuis plus longtemps. Tsaô me donna un éventail sur lequel il avait écrit des vers de sa composition, et Ki-yng, le jour de sa première conférence, distribua de ses autographes à M. de Lagrené, à l’amiral Cécille, à M. d’Harcourt et à moi. Une ligne de l’écriture d’un personnage de l’antiquité se paie un prix fou, et il y a à Pékin des industriels qui fabriquent de faux autographes : c’est absolument comme à Paris.

Enfin il est certains raffinemens de luxe moderne pour lesquels la Chine a encore devancé la France. Ainsi Mme de Lagrené avait apporté pour ses filles un de ces petits pianos muets inventés récemment, et qui permettent d’étudier, avec toute l’obstination désirable, certains exercices dont aucune oreille ne pourrait supporter le bruit pendant cinq minutes. Ce petit piano se trouvait par hasard un matin dans la varande où était servie notre collation, et il excita la curiosité des Chinois, qui me demandèrent ce que ce pouvait être. Je leur dis que c’était un instrument de musique, et je me mis à en jouer avec un grand sérieux. Ils écoutaient de toutes leurs oreilles, se rapprochaient de moi, et s’étonnaient de ne rien entendre. Cela dura un instant, et Pan-se-tchen dit tranquillement : « J’ai pour mes femmes, quand elles étudient leur guitare, des cordes de coton qui ne font pas de bruit, afin que cela ne me rompe pas la tête ; c’est sans doute un instrument du même genre. »

On peut dire que les Kings prescrivent la monogamie, en ce sens qu’ils ne reconnaissent qu’une épouse prenant part avec son mari aux sacrifices religieux, partageant ses honneurs, ses dignités, et avec qui l’union soit indissoluble. Houang, en sa qualité de lettré rigide, n’avait point d’autres femmes. Pan-se-tchen n’était pas aussi scrupuleux ; outre son épouse selon les Kings, il avait douze femmes. Il profitait largement d’un usage introduit peu à peu, et qui, en Chine comme dans tout l’Orient, est devenu général depuis les temps les plus reculés. Ces femmes n’ont pas dans la famille le rang que les Kings réservent à l’épouse par excellence, quoique leurs enfans soient tout aussi légitimes. Il en résulte quelquefois des situations singulières : leurs enfans, dès qu’ils naissent, sont saisis par le grand rouage de la piété filiale, qui est le principal moteur de la société chinoise ; mais ce sentiment, ils doivent le manifester pour l’épouse selon les Kings, qui est la mère de famille officielle, et dont ils portent le deuil. Enfin, dans les expropriations pour dettes, les femmes ordinaires sont mises en vente, comme les meubles de la maison ; l’épouse selon les Kings reste seule libre avec ses enfans et avec ceux des femmes vendues.

— Vous avez donc des esclaves ? dis-je à Houang.