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emporté, incapable de grands sacrifices et de longs efforts, le tiers-état laisse souvent périmer entre ses mains, en pleine paix, les prérogatives qu’il a gagnées à la sueur du front et sur la brèche. Affaibli par les divisions intérieures, hors d’état de faire tête aux pièges dont l’environne le ressentiment des ordres privilégiés, il est sur le point de reculer dans la voie de l’affranchissement. À ce moment critique, la royauté apparaît, mettant une habileté consommée au service d’un patriotisme sincère. Possesseurs d’une dignité assez élevée et d’une puissance assez étendue pour que leurs intérêts privés aient le caractère de grandeur et de généralité du bien public, les rois de France interviennent, à un jour marqué, dans la lutte des diverses classes. Ils tendent la main au tiers-état près de succomber, l’enlèvent à une ruine déjà menaçante ; mais ils vendent et ne donnent pas leur alliance. Ce qui était pour le tiers-état un accroissement de prérogatives devient pour la royauté une extension de pouvoir ; ce qui était une franchise devient une concession royale ; ce qui était un droit civique devient une faveur du souverain, et les citoyens d’hier, qui craignaient de retomber au rang de vassaux ou de serfs, s’estiment trop heureux de se trouver des gens du roi.

Nous croyons qu’on peut signaler d’âge en âge, sans faire preuve d’un excessif esprit de système, la reproduction à peu près exacte de ces diverses phases. On peut assister, à sept ou huit reprises différentes, à la même action dramatique s’ouvrant, malgré la diversité des personnages, par la même exposition, pour se terminer par le même dénoûment. Il faudrait commencer par où M. Thierry commence lui-même, mais en insistant plus que lui sur une époque qu’une sorte de modestie paternelle lui a fait cette fois traiter un peu légèrement. Nous voulons parler de cet admirable mouvement communal et municipal du XIIe siècle, — la première apparition du tiers-état sur la scène historique, — dont M. Thierry a été autrefois non-seulement le narrateur, non-seulement le poète, mais l’inventeur, dans le sens véritable et étymologique du mot. C’est M. Thierry qui a le premier donné le vrai caractère de l’émancipation communale du XIIe siècle. Depuis le prophète soufflant l’esprit de Dieu sur les os des morts jusqu’à M. Cuvier évoquant tous les témoins de la Genèse et toutes les victimes du déluge, il n’y a, je crois, jamais eu de résurrection aussi subite que celle que l’écrivain des Lettres sur l’Histoire de France opéra, par quelques paroles magiques, sur les héros inconnus de nos anciennes communes. Ces races oubliées, couchées sous les dalles brisées de nos églises ou sous les vieux ifs des cimetières, se réveillèrent tout d’un coup, après six cents ans, à la voix du vates sacer qui leur avait manqué jusqu’alors. — Écoliers de mon âge, mes camarades d’il y a vingt ans, enfans d’une génération qui applaudissait à