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les contours décrits par ce grand fleuve de notre histoire sur laquelle l’aurore de son talent avait déjà répandu tant de feux. Par malheur, pendant qu’il peignait, le modèle changea. Ce fut d’abord la royauté qui disparut derrière un nuage de poussière et de sang, puis la liberté politique n’a pas beaucoup tardé à la suivre. De cette trinité respectable dont M. Thierry essayait de dégager les diverses personnes dans le développement historique de la France, il n’est plus guère resté que l’égalité, et celle-là même ne s’est plus montrée que sous des traits assez déplaisans, sous l’aspect tantôt d’une cupidité farouche convoitant le bien d’autrui, tantôt d’une envie un peu dénigrante se plaisant à railler le mérite, à insulter le talent, à proscrire les services rendus, à obscurcir les renommées justement acquises.

M. Thierry ne s’est point découragé, et tous ses lecteurs le remercieront. On est heureux, en effet, quand on peut comprendre le sens moral et le but providentiel des faits historiques. C’est un grand repos pour un esprit curieux : pour un cœur religieux, c’est d’ordinaire une occasion précieuse de contempler et d’admirer l’action de Dieu ; mais quand cette consolation manque à l’historien, il lui reste toujours à accomplir une tâche de fidélité et d’exactitude. Il peut toujours peindre ce qu’il ne comprend pas. Il peut décrire la marche des faits alors même qu’il n’en aperçoit pas clairement le but. C’est ce qu’a fait M. Thierry. Quand les événemens sont venus tromper son système, quand la catastrophe de février 1848 a, comme il le dit lui-même, bouleversé pour lui l’histoire de France, sans chercher à s’expliquer ce retour subit de la fortune, il a continué à peindre et s’est abstenu de conclure. Il a arrêté son récit au moment où s’élevaient les problèmes qui ne sont pas encore aujourd’hui résolus. Il nous trace à grands traits un résumé éloquent et rapide de notre développement social jusqu’à l’entrée de la grande et dernière révolution, laissant au temps et à des critiques plus téméraires le soin de tirer les conséquences, et de dire, comme le fabuliste antique, ce que signifie l’apologue.

Ce que M. Thierry n’a pas tenté, il peut sembler présomptueux de l’entreprendre. Comme lui, et sur la foi de son enseignement, qui avait si vivement ému toute notre génération, nous avons cru la France arrivée au port. Comme à lui, il nous en coûte profondément de nous sentir de nouveau en pleine mer et dans le brouillard, et personne n’a moins que nous la prétention d’y voir clair ; mais le sort des nations, qui dépend beaucoup de Dieu, dépend aussi un peu d’elles-mêmes. L’opinion qu’elles se font de leur destinée influe sur cette destinée même. L’estime qu’elles conçoivent de leur caractère accroît ou diminue les qualités ou les défauts dont elles sont douées. Le jour sous lequel elles envisagent leur passé se reflète sur leur