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de nos jours, dans les relations qui ont existé de tout temps entre la société polie et le monde des écrivains ou des artistes. Dans les deux derniers siècles, lorsqu’un homme de lettres s’élevait par son talent et méritait d’attirer l’attention publique, le premier usage qu’il faisait de son esprit et de sa célébrité naissante était de s, introduire dans les salons de bonne compagnie, d’y prendre une place d’autant plus significative qu’elle était moins officielle, et il s’établissait des rapports, sinon d’une cordialité bien franche, au moins d’une utile réciprocité, entre ces deux puissances qui peuvent tour à tour s’allier et se combattre, mais qui ne devraient jamais devenir étrangères l’une à l’autre : les supériorités sociales et les supériorités littéraires. Les deux camps, s’ils ne s’aimaient pas toujours, se mêlaient sans cesse, et ils y gagnaient tous les deux. La littérature de Racine et de La Bruyère était aussi celle de La Rochefoucauld, d’Hamilton et de Saint-Évremond; ce qui, dans les ouvrages de l’esprit, charmait le maréchal de Richelieu, le chevalier de Boufflers et le prince de Ligne était aussi ce qui plaisait à Voltaire, à Beaumarchais et à Suard. Ces deux mondes distincts, mais non séparés, avaient constamment vue et ouverture l’un sur l’autre, et si le premier a été renversé par le second, c’est pour s’être laissé observer, étudier, pénétrer, et finalement absorber par lui.

Aujourd’hui ces conditions sont changées. Avertie et attristée par de douloureuses épreuves, placée par nos catastrophes politiques en dehors du mouvement des affaires et de la vie publique, la société polie, dans sa portion la plus élevée et la plus pure, s’est fermée, pour ainsi dire, à tout ce qui n’était pas elle. Le souvenir de ses malheurs l’a rendue méfiante envers ces plaisirs, ces raffinemens de l’esprit, qu’à tort ou à raison elle accusait d’une partie de ce qu’elle avait souffert. Le haut clergé, si spirituel autrefois, si enclin à mettre au service des lettres la culture de son intelligence et l’urbanité de ses manières, est resté spirituel; mais vivant sous l’impression toujours présente de cette crise terrible et sanglante où il s’est régénéré, il a volontairement abdiqué cette part d’influence mondaine pour se retirer dans le sanctuaire et se restreindre aux austères attributions du sacerdoce. Les femmes, dont la souveraineté incontestée avait eu pour auxiliaire le génie même de notre pays, et marquait de sa gracieuse empreinte chaque détail de notre littérature et de nos mœurs, se sont démises, elles aussi, de cette royauté charmante. Soit ressentiment lointain de tout ce qu’avaient amené d’épouvantes et d’angoisses les brillantes futilités d’un autre siècle, soit envahissement des habitudes britanniques et parlementaires, elles se sont préoccupées beaucoup plus de leurs devoirs, un peu moins de nos plaisirs ; elles ont rapporté au foyer domestique ce qu’elles donnaient jadis aux salons, et si la morale en a profité, la civilisation en a souffert. Partout, en un mot, il y a eu scission, inavouée ou formelle, entre la littérature et le monde où elle cherchait autrefois ses inspirations, ses conseils et ses modèles.

Qu’est-il arrivé ? A côté et au-dessous de cette société qui s’assombrissait en s’épurant, et qui, portes closes et rideaux fermés, aurait voulu pouvoir assourdir le bruit croissant des idées nouvelles, il s’en est formé une autre composée d’élémens hétérogènes, compliqués, et que des yeux distraits ou prévenus peuvent parfois prendre pour la véritable. Comme l’imagination, la fantaisie, le goût du plaisir, l’attrait de l’inconnu et de l’imprévu gardent