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tive. Les circons lances ne changent-elles pas aujourd’hui après l’acte de destruction accompli à moins de cent lieues de Constantinople, et qui constitue la Russie souveraine de fait et dominatrice de la Mer-Noire ? La lutte, par cela même, n’a-t-elle point perdu son caractère restreint et local ? C’est dans ce sens qu’on peut dire que l’affaire de Sinope est devenue le point de départ d’une situation nouvelle, et il n’est point douteux aujourd’hui que les flottes de la France et de l’Angleterre ont reçu l’ordre d’entrer dans la Mer-Noire. Le sens de cette démonstration est des plus clairs : c’est une affirmation plus explicite de l’intégrité de l’empire ottoman, et par suite de l’intérêt européen. Ce n’est pas précisément une déclaration de guerre, cela ne saurait suspendre le cours des négociations ultérieures ; mais il est évident que si, pendant ces négociations, la flotte russe ne veut point rencontrer les flottes de l’Angleterre et de la France, il faudra qu’elle avise à rester dans les eaux de Sébastopol. En définitive, c’est un armistice sur mer imposé par l’autorité d’une force probablement supérieure. Qu’on le remarque bien : dans ces longues et terribles complications, la France et l’Angleterre n’ont cessé d’agir avec la modération la plus extrême. Leurs flottes ont mis huit mois pour aller de Malte et de Salamine à Constantinople. Chacun des pas qu’elles ont faits en avant n’avait pour but que de répondre à une marche de la politique russe. En ce moment encore, c’est l’affaire de Sinope qui provoque l’entrée de leurs vaisseaux dans la Mer-Noire. Leur politique n’a rien d’équivoque : elles se bornent simplement et nettement à garantir un grand principe d’ordre continental. C’est dans cette intention qu’elles se sont avancées de Salamine à Besika, de Besifca à Constantinople, de Constantinople dans la Mer-Noire ; et si, par suite de cette marche lente, mais résolue, quelque collision éclate, sur qui devra peser la responsabilité ? Quel sera le vrai caractère de ce conflit, si ce n’est celui d’une lutte entre un gouvernement cherchant à faire prévaloir une politique immodérée et l’Europe amenée à un acte décisif pour la défense des conditions mêmes de l’équilibre occidental ? Or là est toute la moralité des événemens qui peuvent surgir.

Le malheur est que dans les phases diverses de ce déplorable différend l’Europe a trop souvent hésité, là où une action plus nette et mieux concertée eût peut-être mieux réussi à empêcher dès l’origine des complications plus sérieuses de s’élever. Ce n’est point que l’Europe ne sentit la gravité de la situation, et qu’elle ne fût pénétrée du péril qui pouvait en résulter pour la paix du monde ; mais chacun de ces actes qu’on nous permettra d’appeler conservatoires pour la politique occidentale devenait l’occasion de dissentimens, de luttes intérieures au sein des conseils, même dans les pays les plus décidés à agir. Sans nul doute, l’intégrité de l’empire ottoman était le principe professé par tous les cabinets et par tous les hommes d’état ; il restait seulement à définir les moyens par lesquels ce principe devait être sauvegardé, et c’est là que les dissentimens commençaient. On l’a vu récemment par l’incident imprévu qui s’est produit en Angleterre. En peu de jours, lord Palmerston a tout à coup quitté le pouvoir et repris ses fonctions. Quel était le sens réel de cet incident ? Les journaux anglais l’ont bien expliqué, il est vrai, par un dissentiment du ministre démissionnaire avec ses collègues sur le bill de la réforme électorale ; mais ils n’expliquaient point comment,