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bon mélodrame qui n’ait sa scène de reconnaissance maternelle ou filiale, aussi pathétique ; aussi émouvante que celle-là. Ne serait-ce pas justement à l’emploi de ce genre d’effet, usé ailleurs, nouveau à la Comédie-Française, emprunté au répertoire des sensations fortes, qu’on pourrait attribuer ce succès si larmoyant et si expansif ? L’émotion causée par cette situation unique est physique plutôt que morale, dans les nerfs plutôt que dans l’âme ; c’est du réalisme artificiel, quelque chose comme une démonstration anatomique, faite d’après un squelette d’argent ou d’ivoire admirablement imité. En voyant cette main si hardie et si savante déployer une dextérité cruelle pour jouer avec les tortures de cette mère, nous nous rappelions malgré nous le mot de Malcolm dans Macbeth : « Il n’a pas d’enfans ! » Maintenant contesterons-nous l’habileté, la gageure gagnée, l’intérêt soutenu jusqu’au bout, la difficulté vaincue, le tour de force ? Assurément non ; mais le tour de force, on le sait, n’a rien à démêler avec l’art véritable, et un grain de poésie, un trait de mœurs ou de caractère, une simple ligne déchiffrée dans le livre du cœur, en disent plus que tous ces prodiges, le brillant esprit qui vient d’obtenir ce nouveau succès a reçu en partage bien des dons heureux ; il lui en manque un, celui d’être vrai. Dans tout ce qu’écrit l’auteur de la Joie fait peur, roman, causerie, esquisse morale, pièce de, théâtre, on sent, à côté de facultés éminentes, un je ne sais quoi de factice, de convenu, de transplanté. C’est une virtuose qui se met à son piano, qui sait ce qu’elle peut tirer de chaque touche, et qui, sur un thème donné, improvise des variations éblouissantes : dans ce jeu où elle excelle, tout est imité, rire, et larmes, gaieté et douleur, tragédie et comédie, poésie et satire, sensibilité et passion ; mais cette imitation, si merveilleuse qu’elle soit, n’est jamais la nature ni la vérité. Elle-même a trop de tact et de goût pour ne pas s’en apercevoir ; elle se débat contre cette perpétuelle tendance de son talent ; elle se heurte contre cette barrière, à la fois imperceptible et inexorable, qui maintient le factice à une distance égale de l’idéal et du vrai. Pour être plus sûre d’y échapper, elle va au-delà du but ; elle fait, comme dans cette dernière pièce, du réalisme, de l’anatomie. Vain effort ! le naturel l’emporte, le pointillé réparait sous l’audacieux fusin. Cette jeune fille faite pour porter le tablier traditionnel des ingénues de vaudeville ; cette jeune femme dont on nous vante la gloire et le génie, et qui dessine de souvenir le portrait de son fiancé ; cette mère qui permet à son entourage de n’éclaircir que par degrés la nuit funèbre où elle est plongée ; ce vieux serviteur taillé sur le patron de tous les Calebs passés, présens et à venir, tout cela est de la convention et de la manière ; tout cela tient d’un bout à la poétique du Gymnase, de l’autre à l’émotion du mélodrame, et pour donner une idée de l’effet que produit sur nous cet ensemble, nous le comparerions volontiers à un roman de Mme  de Genlis dont M. Théophile Gautier aurait corrigé les épreuves.

Pendant que le Théâtre-Français cherche ainsi à se renouveler, à se rajeunir, en admettant dans son personnel et son répertoire des élémens qu’il eût traités autrefois en inférieurs on en étrangers, voilà que, pour compléter le rapprochement ou le contraste, le Gymnase s’est mis à jouer un ouvrage d’une allure plus littéraire, d’une portée plus poétique que Mon Étoile et même que la Joie fait peur. Cette analyse fine et délicate des secrets et des ténuités du cœur, ce travail intérieur qui s’accomplit dans les âmes au