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hommes chez Clitandre : l’amant d’Henriette, gracieux et aimable, égaré au milieu de bourgeoises pédantes et de savans ridicules, et le courtisan spirituel, habilement choisi par Molière pour sauvegarder les libertés de la comédie en se faisant le champion de la cour contre le taux bel-esprit. Eh bien ! M. Bressant a rendu sans trop de désavantage les scènes de sensibilité douce ou de fine raillerie ; il a su être, en maint endroit, enjoué, moqueur, tendre, presque passionné ; mais l’homme de cour avait complètement disparu ; le sarcasme hautain qui éclate dans la célèbre tirade : Il semble à trois gredins, etc., avait perdu tous ses grands airs ; cette tirade même a passé inaperçue ; il n’est resté qu’un côté du rôle de Clitandre, et l’auditoire n’a semblé pourtant ni s’en préoccuper ni s’en plaindre.

On le voit, réduite à ces proportions modestes, la question devenait à la fois plus facile à résoudre, et plus favorable, au débutant. Sans prétendre a l’érudition théâtrale d’un duc de Lauraguais ou d’un marquis de Ximénès, on pourrait signaler des gradations significatives parmi les comédiens chargés de représenter au Théâtre-Français les types de distinction et d’élégance ; on referait ainsi l’histoire de France, non plus avec des madrigaux, mais avec des jeunes premiers, ce qui ne serait ni moins piquant, ni plus futile. Molé et Fleury par exemple, d’après ce qu’on en raconte, étaient tout à fait des courtisans de Versailles et de Trianon, des grands seigneurs de l’ancien régime. Et comment s’en étonner ? Ils vivaient de plain-pied avec leurs modèles, ils parlaient leur langage, ils s’inspiraient de leurs leçons. Par cela même que les rangs étaient sévèrement classés, un duc et pair pouvait, sans inconvénient, établir avec un comédien des familiarités instructives, et l’on se rapprochait d’autant plus qu’on risquait moins de se confondre. Il suffit de feuilleter les Mémoires de Fleury pour reconnaître tout le parti qu’un artiste intelligent devait tirer de cet enseignement journalier, pratique, pris sur le fait, qui lui apprenait à entrer dans un salon, à porter l’habit brodé, à saluer une femme, à persifler un sot, à berner un créancier, à pénétrer dans tous ses détails cette vie élégante où s’associaient étroitement le monde et le théâtre. Plus tard, lorsque la révolution eut passé sur cette société, brillante, et qu’elle y eut tout ensemble amorti les distinctions et excité les méfiances, la tradition subsistait encore ; le type primitif reparaissait, mais entremêlé déjà de bien des traits qu’il empruntait à la vie moderne, à l’esprit d’égalité, à la dispersion de presque tous les élémens du vieux monde. Ce n’était plus l’homme de cour, le marquis à paillettes et à talons rouges que nous montraient les successeurs immédiats de Molé et de Fleury ; c’était plutôt le gentleman, comme on disait alors dans un langage qui commençait à s’enrichir d’anglicismes, l’homme comme il faut, un peu amoindri par le malheur des temps, n’ayant plus grande confiance en ses parchemins, renonçant à ses droits seigneuriaux en faveur du 5 pour 100, mais conservant de bonnes manières par habitude, par instinct, par souvenir, comme ce pontife païen des Martyrs qui continue d’encenser des dieux muets et d’immoler des hécatombes dans des temples déserts. Aujourd’hui enfin, nous ne pouvons plus même demander au théâtre ce regain de la société d’autrefois, parce que nous ne le rencontrons plus ailleurs. Un bon vivant, à l’allure franche, à la physionomie sympathique, ayant tout juste assez d’élégance