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de l’Europe, qui a eu le temps de s’effrayer de la perspective d’une guerre générale, et qui ne cache pas sa joie en pensant qu’elle y a déjà échappé. Insérons par nos commentaires les demandes du prince Menchikof dans la note de Vienne, et nous aurons le protectorat des Grecs, non plus par un simple engagement de la Turquie, mais par une sanction européenne.

Ce n’est que par cet audacieux calcul que l’on peut expliquer l’interprétation donnée par M. de Nesselrode à la note de Vienne. Dans son dernier mémorandum, M. de Nesselrode représente cette manœuvre hardie comme un acte de franchise. Mettre en demeure L’Europe, après deux mois de négociations et de paix espérée, d’accomplir à Constantinople la tâche où n’avait pu réussir le prince Menchikof, c’était, je le veux bien, de la franchise ; mais poussée à ce point d’altier dédain pour ceux à qui elle s’adresse, et à qui l’on prétend imposer la plus humiliante inconsistance, la franchise prend en français un autre nom. Démasquer, après la note de Vienne, les exigences de la mission Menchikof, c’était déchirer soi-même cette note aux mains loyales de la France et de l’Angleterre, lui faisant cela, après avoir commis cette première faute, toujours si lourde en politique, de calquer ses prévisions sur ses désirs, la Russie en commettait une seconde : elle créait à la France et à l’Angleterre une de ces situations qui sont plus fortes que les volontés. La volonté de la France et de l’Angleterre ne pouvait plus rien pour la paix. Pour peu que la Russie y eût tenu sérieusement, n’avons-nous pas le droit de le demander, les eût-elle poussées dans cette impasse ?

Voilà la vérité exacte sur la note de Vienne, et nos lecteurs sont en état de juger eux-mêmes, par la comparaison des pièces, si notre opinion est fondée. Il y a pourtant dans le dernier mémorandum de M. de Nesselrode une assertion étrange. Suivant le chancelier de Russie, la France et l’Angleterre auraient eu un autre motif que les raisons que nous venons d’exposer pour abandonner la note de Vienne après l’interprétation de M. de Nesselrode. La saison était arrivée où les escadres ne pouvaient plus demeurer en sûreté au mouillage de Besika ; il était nécessaire de leur faire passer les Dardanelles. Pour cela, il fallait qu’une déclaration de guerre de la Porte à la Russie eût suspendu l’action du traité des détroits. Pour justifier l’entrée des flottes et la déclaration de guerre, la France et l’Angleterre auraient eu besoin d’un prétexte, d’un tort imaginaire prêté à la Russie. Ce tort, elles l’auraient trouvé dans les observations de M. de Nesselrode sur les modifications turques, et telle aurait été de leur part la cause de l’abandon de la note de Vienne.

On est à même d’apprécier ce qu’il y a d’imaginaire dans cette hypothèse si artificieusement apprêtée. Pour la renverser entièrement,