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dans le silence. La situation de la Russie vis-à-vis de la Turquie, « cette influence morale, œuvre des temps et des lieux, » que M. de Nesselrode se plaît tant à rappeler dans ses notes, était pour l’Europe un fait de cette nature. Tant que la Russie se fût contentée du fait seul de cette influence, jamais l’Europe n’eût pensé à la contester, ni même à en contrarier les progrès. Malheureusement l’empereur Nicolas ne s’est plus contenté de cette influence de fait ; il a voulu lui donner une consécration écrite, et la faire entrer dans le droit public européen. De là la mission du prince Menchikof. Si une pareille prétention eût pu réussir, on doit avouer que le moment avait été bien choisi, le prétexte et les chances de succès habilement ménagés. La question des lieux-saints était une question obscure, peu accessible au public européen : elle ne prêtait pas à ces appréciations claires et précises qui frappent l’attention publique, à ces développemens qui séduisent l’imagination et excitent les passions des peuples. Dans cette question, la Russie se donnait pour adversaire la France amortie par une révolution avortée, affamée de repos, et en France un gouvernement attaché à la paix par les nécessités de son installation récente. Elle croyait pouvoir compter sur l’isolement de ce gouvernement nouveau en Europe, sur les défiances qui éloigneraient de lui les grandes alliances politiques. Elle comptait sur la facilité de l’Angleterre, qu’elle caressait, et qui avait assisté avec un déplaisir non dissimulé au rôle joué par la France dans la question des lieux-saints. Sous le couvert de cette question peu intelligible et impopulaire, comme un corollaire inoffensif du règlement de ce litige, elle essaya d’emporter par un coup de surprise le protectorat religieux des Grecs. Quand de pareilles tentatives ne réussissent, pas d’emblée, la prudence commande de ne point s’y obstiner. L’Europe, éveillée en sursaut par l’explosion et l’échec de l’ambassade Menchikof, ne pouvait plus laisser s’accomplir le dessein de l’empereur Nicolas. Elle ne pouvait pas laisser transférer sous ses yeux, par un acte solennel et une stipulation écrite, le protectorat de douze millions de Grecs à la Russie.

Ainsi, par la prétention formulée de l’empereur Nicolas à grossir et à transformer en droit consacré le fait plus ou moins périlleux et contestable, mais toléré, de l’influence russe en Turquie, un antagonisme radical, irréconciliable, était créé entre la Russie d’un côté et l’Europe, représentée notamment par la France et l’Angleterre, de l’autre. Cet antagonisme devait-il aller immédiatement à ses conséquences extrêmes ? Personne alors ne le voulait. Quel moyen y avait-il de le faire disparaître, du moins momentanément ? Un seul, celui que les puissances essayèrent dans la conférence de Vienne.

Si l’on voulait détourner le conflit, se dérober à la guerre, il fallait