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d’Antoine, et lui offrit un bout de crayon noir pour qu’il écrivît son nom. — Ça porte bonheur au monde, dit-elle en reprenant le ton d’un cicérone qui fait une explication ; on dit partout que ma sœur vient lire la nuit les noms des personnes qui se sont intéressées à elle, et elle en parle au bon Dieu dans ses prières.

— Voici déjà la superstition qui se mêle à la vérité, dit Antoine en regardant Hélène. Quand le marbre de cette tombe sera en ruine, la tradition en perpétuera le souvenir. On viendra encore, et de loin peut-être, chercher des roses à cette place, et on ne les vendra plus.

Voyant que le jeune homme ouvrait la porte pratiquée dans la grille, M. Bridoux ne put retenir un geste d’étonnement. — Vous allez réellement écrire votre nom ? demanda-t-il à Antoine.

— Et pourquoi non ? répondit celui-ci avec vivacité ; on salue bien les morts quand on se rencontre sur leur passage ; on peut leur rendre hommage quand on visite leur tombe. Dans celle-ci repose une honnête fille. Et d’ailleurs, ajouta Antoine, parmi tous ces noms qui s’y trouvent déjà, voici deux ou trois signatures célèbres et une illustre.

Il nomma un grand poète auquel sa visite au tombeau de Rose Lacroix avait dû rappeler le douloureux souvenir d’un événement qui avait eu pour théâtre un lieu voisin. Hélène s’avança pour voir les deux vers qu’il avait écrits au-dessus de son nom. — Vous n’écrivez pas, mademoiselle ? lui dit Antoine.

Hélène désigna son père d’un coup d’œil ; mais comme celui-ci parlait à la petite Normande, la fille de M. Bridoux dit tout bas et très vite : — Écrivez pour moi ; je m’appelle Hélène.

— C’était le nom d’une sœur que j’ai beaucoup aimée, répondit Antoine, qui écrivit le nom de la jeune fille après le sien.

Comme ils entendirent la cloche du remorqueur qui sonnait pour le départ, les trois voyageurs quittèrent le cimetière, laissant leur petite conductrice très étonnée de ce qu’ils n’avaient pas voulu emporter les roses, et surtout de ce qu’ils ne lui avaient rien donné pour l’histoire de sa sœur.

— Ces Normands ! disait M. Bridoux en faisant allusion à ce trafic, ça ne laisse rien traîner tout de même.

Quand on remonta à bord de l’Atlas, Jacques était sur le pont. Il sourit en voyant reparaître Antoine en même temps que M. et Mlle Bridoux. Antoine lui raconta sa visite au cimetière, mais il s’abstint de raconter ce qui avait pu se passer de particulier entre lui et Hélène.

— Eh bien ! savez-vous ce que j’ai fait pendant votre absence, moi ?