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— Comment ! ce n’est pas l’usage de profiter de ce qu’on paie ? s’écria son père, voilà qui est fort.

Sur un signe de son maître, la servante, qui était allée chercher les bougies, les remit au père d’Hélène en le priant de ne pas l’oublier. Le bonhomme était occupé à chicaner l’aubergiste, qui lui avait rendu parmi sa monnaie une pièce à peine marquée ; il en réclama une autre. On la lui donna.

— N’oubliez pas la fille, dit la servante, qui le voyait resserrer son argent dans une bourse longue d’une aune.

— Ça en a tenu, ça, mon brave, fit le père d’Hélène, remarquant que l’aubergiste regardait sa bourse avec curiosité.

— Tant mieux pour vous ! répondit celui-ci.

Hélène se mordait les lèvres jusqu’au sang. Son père, toujours poursuivi par la servante, se décida à lui mettre quelque chose dans la main. La Normande lui fit une révérence moqueuse, et montrant le décime qu’il lui avait donné, elle ajouta : — Merci, monsieur, c’est pour les pauvres.

Antoine, à qui l’on avait passé le livre de police, ne put s’empêcher de sourire en voyant une longue énumération qui remplissait plusieurs lignes et qui était à peu près ainsi conçue : « M. Denis-Désiré Bridoux, ancien entrepreneur des travaux du gouvernement, ancien prud’homme des métiers de Paris, ancien propriétaire, ancien juré, et Mlle Hélène Bridoux, sa fille, actuellement professeur diplômée au second degré par la Sorbonne de Paris, tenant un cours pour les jeunes personnes qui se destinent à l’instruction publique. On s’inscrit à Paris, rue…, n°… Se rendant aux bains de mer. » Jacques se livra à toute sorte de plaisanteries à propos de cette notice singulière. — En parlant de toutes ses anciennetés, il a oublié de parler de sa redingote qui parait dater des croisades. C’est égal, ajouta le sculpteur ; il est encore malin : il a fait une annonce à sa fille, mademoiselle la bachelière ès-lettres.

Cette gaieté déplut à Antoine, qui se demandait intérieurement quand et par qui il avait entendu citer le nom qu’il venait de voir sur le registre. Au moment où les deux jeunes gens réglaient leur compte, le capitaine de l’Atlas entra dans l’hôtellerie accompagné des pilotes de La Meilleraye, qui devaient passer à son bord et à celui des deux autres navires remorqués par l’Allas ; ils venaient boire avant de s’embarquer. — Vous m’avez amené un singulier voyageur, capitaine, lui dit l’aubergiste ; il a coupé les liards en quatre avant de payer sa dépense, et il a écrit son histoire sur mon registre.

— Ah ! parbleu, s’écria le capitaine en jetant un coup d’œil sur la note laissée par M. Bridoux ; je la connais, son histoire : il m’a tenu pendant deux heures à me la raconter hier au soir.