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vacances. D’ailleurs nous voici dans une saison où j’ai peu de travaux. Cela vous convient-il ? acheva Jacques.

Comme le plaisir du voyage est ordinairement doublé, si on peut le partager avec un esprit sympathique dont les sensations se font l’écho des vôtres, Antoine était fort disposé à accepter la proposition qui lui était faite, bien qu’elle dérangeât un peu ses plans. Il crut cependant devoir faire à son compagnon la confidence de certaines mesures économiques qui lui étaient imposées par la modicité de son budget. Il craignait surtout, qu’un séjour prolongé dans la ville du Havre ne fit à ses finances une brèche trop sérieuse. Jacques le rassura pleinement à ce sujet. Habitué à courir les grands chemins, le sculpteur connaissait particulièrement les ressources du trajet et les moyens de vivre au meilleur compte possible. Il eût fait d’avance la carte de sa dépense dans une auberge, rien qu’à en regarder l’enseigne. — D’ailleurs, dit Jacques à Antoine, pendant tout le temps que vous resterez au Havre, vous n’aurez besoin d’ouvrir votre bourse que pour des dépenses de luxe. Le Roi Lear nous offrira à tous les deux le gîte et le couvert : un excellent lit dans une jolie cabine et deux repas excellens à la table du capitaine Thompson, qui, d’après les ordres de mon client, lord W…, propriétaire du Roi Lear, m’a offert une hospitalité aussi cordiale que somptueuse que je vous propose de partager, si vous n’avez pas de répugnance à dormir sous la protection du pavillon britannique.

— Mais je n’ai pas les mêmes raisons que vous pour être hébergé par la Grande-Bretagne.

— Je vous en trouverai d’excellentes pour ménager votre susceptibilité, dit le sculpteur. Je vous ai connu autrefois très habile dessinateur : vous pourrez abréger ma besogne en me donnant de temps en temps un coup de main ; nous compterons ensemble après.

— Je vous rendrai ces petits services à une condition seulement, c’est que vous n’en ferez aucune, répondit Antoine. Mais que dira-t-on de nous voir arriver deux là où vous êtes attendu tout seul ?

— C’est ce qui vous trompe, fit Jacques. J’ai prévenu le capitaine Thompson que je ramènerais de Paris un camarade pour m’aider, et après-demain soir ce brave marin fera ajouter deux couverts à sa table.

Antoine n’avait plus dans son amour-propre, qui était ultra-scrupuleux, aucune raison pour protester contre les arrangemens qui lui étaient proposés ; il se décida à profiter de l’aubaine, et le soir, à onze heures, il montait avec Jacques dans un train d’où, vers deux heures du matin, ils descendirent à Rouen.

La nuit était magnifique ; un plein clair de lune répandait sur la vieille cité normande cette lumière si favorable aux grands effets.