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— Ma pauvre enfant, dit le père d’Hélène, je crois bien que ce jeune homme n’est pas plus riche que nous, et qu’il a les mêmes raisons que nous pour voyager au meilleur compte possible. Si tu veux me croire, tu copieras tous ces renseignemens, qui lui ont probablement été donnés par quelqu’un qui connaît le pays et a les habitudes du voyage, car je sais par lui-même qu’il a quitté Paris pour la première fois.

— Mais si nous allons dans les mêmes endroits où ce jeune homme se propose d’aller, réfléchit Hélène, nous devons nécessairement le rencontrer, et cela ne lui paraîtra-t-il point singulier de nous trouver partout où il sera ?

— Nous ne nous rencontrerons pas, répondit son père, par cette raison que ce monsieur, qui voyagera à pied, n’arrivera dans tous les endroits qu’il s’est fait désigner que deux ou trois jours après que nous les aurons quittés, et même en supposant que nous dussions le revoir, qu’est-ce que cela peut nous faire ?

Hélène, trouvant probablement que son père avait raison, ne fit plus aucune objection ; elle copia l’itinéraire d’Antoine sur son carnet, et cette besogne achevée, remit sa tête à la portière, bien décidée à ne pas perdre un seul détail du paysage ; quant à son père, il s’endormit profondément.

Pendant que le train qu’il venait de quitter fuyait vers Rouen, Antoine, descendu à Mantes, avisait au bord de la Seine une espèce d’auberge dont l’enseigne promettait bon gîte et bon repas, et comme il était trop tard pour qu’il pût continuer sa route, il entra dans ce rustique bouchon pour y passer la nuit et y prendre sa nourriture. Une servante joufflue, qui semblait échappée d’une toile de Rubens, le débarrassa de son sac, qu’elle emporta dans la chambre qu’il devait habiter, en même temps que l’aubergiste l’invitait à se désaltérer. Cet aubergiste qui s’approchait de lui avec son pichet de cidre frais tiré, c’était la Normandie qui s’avançait au-devant de l’artiste voyageur, son breuvage national à la main. Un peintre romantique n’aurait pas manqué de boire en portant un toast à cette terre glorieuse et féconde ; Antoine fit moins de façons et but tout simplement parce qu’il avait soif.

L’idée lui vint ensuite de prendre un croquis de l’auberge où il venait de s’arrêter, et qui était dans une situation très pittoresque. C’est alors qu’il s’aperçut de la perte de son album, et cela non sans une vive contrariété. Le jeune peintre était ainsi privé d’un itinéraire tout tracé auquel la précaution de Lazare avait ajouté des indications qui permettaient à Antoine de ménager le plus possible les ressources de son menu budget. Comme celui-ci commençait tant bien que mal à prendre son parti de cet accident, le hasard du voyage lui offrit