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de remords. Pendant qu’il cheminerait gaiement, suivant sa fantaisie ceux qui lui faisaient ces heureux loisirs continueraient leur vie de lutte patiente, rendue momentanément plus difficile peut-être par le manque de cet argent que son caprice enlevait à leur nécessité il fut un moment sur le point de renoncer à son voyage, et de le remettre à une époque où les circonstances seraient plus favorables ; mais le dernier coup de la cloche du départ appelait les voyageurs dans les salles de l’embarcadère. Antoine n’eut pas le courage de la résistance ; il échangea un dernier adieu- avec ses camarades, et suivit la foule qui se précipitait.

Dans le wagon des troisièmes classes où il était monté, il n’avait que deux compagnons de route : c’étaient un homme d’une cinquantaine d’années et une jeune personne dont le visage offrait avec le sien une ressemblance qui la disait sa fille au premier regard. Tous deux semblaient appartenir à une condition tenant le milieu entre la classe ouvrière et celle des petits négocians parisiens retirés des affaires. La façon dont ils étaient vêtus l’un et l’autre révélait un dédain trop apparent de la mode en cours pour qu’il fût volontaire. La longue redingote verte du père avait dû être taillée sur un patron bien antique, et les plis nombreux dont elle était encore fripée indiquaient une récente réclusion dans une armoire publique malheureusement célèbre. Les autres vêtemens offraient le même aspect de vétusté qu’on remarque dans les objets vieillis par l’abandon dans lequel on les laisse plutôt que par l’usage qu’on en fait. Quant à la jeune fille, le contraste de sa personne et de son costume était encore plus frappant : elle était habillée d’une robe en étoffe d’été, dont la couleur et le dessin eussent fait sourire de pitié une grisette de province. C’était assurément quelque défroque étrangère appropriée à sa taille sans aucune préoccupation de coquetterie. Elle était coiffée d’un petit chapeau de paille commune, à peine garni d’un étroit ruban. Une espèce de pardessus en lainage grossier, des bottines de coutil et des gants de fil, complétaient ce costume, porté cependant avec autant de laisser-aller que s’il eût été le prospectus de la dernière élégance.

Dès que le convoi se fut mis en marche, les deux voyageurs retirèrent d’un panier qu’ils avaient avec eux du pain, un petit morceau de viande froide, une bouteille, une timbale, et le père et la fille commencèrent un repas improvisé auquel l’appétit de chacun d’eux sembla faire un égal honneur. Comme s’il croyait avoir besoin de s’excuser, l’homme à la redingote verte dit assez haut à sa fille pour que ses paroles fussent entendues d’Antoine : — C’est bien heureux que j’aie eu la précaution d’emporter quelques provisions. Un