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la malle d’un premier voyage en renferme presque autant qu’une première lettre d’amour.

Outre le bénéfice qu’il pourrait comme artiste retirer de cette excursion ayant pour but un spectacle encore inconnu et l’un des plus beaux que puisse offrir la nature, Antoine devait être initié aux jouissances de la vie errante. Piéton enthousiaste, il battrait d’un pied libre ces grands chemins où l’imprévu se multiplie, tantôt pour le plaisir des yeux, tantôt pour l’étonnement de l’esprit. Etouffé dans l’âpre atmosphère de l’atelier, il respirerait à loisir l’air fortifiant qui souffle dans les campagnes maritimes. Pendant une semaine ou deux, il aurait quotidiennement dans sa poche une réponse régulière aux impérieuses exigences de la vie matérielle, et brisé par les courses de la journée, il goûterait chaque soir le tranquille et profond repos que procurent les saines lassitudes. Telles étaient les séductions qui donnaient à ce voyage les proportions d’un événement. Et en effet le plaisir est relatif et se mesure moins par la somme de jouissances qu’on en retire que par la difficulté que l’on éprouve à se procurer de telles jouissances, qui, pour des gens placés dans certaines conditions, sont autant de fruits défendus.

L’impatience d’Antoine était arrivée à un tel degré, qu’il ne pouvait passer devant un chemin de fer ou rencontrer une diligence sans tressaillir. Il ressemblait aux enfans auxquels on a promis de les conduire au spectacle et qui applaudissent par anticipation rien qu’en lisant les affiches. Un soir enfin, Lazare annonça à Antoine qu’il pouvait faire ses derniers préparatifs, et lui remit la somme fournie par la société pour les frais du voyage. À cette somme le trésorier des buveurs d’eau, ajoutait quelques petites économies personnelles. Ce qu’il y avait de privations dans ces deux ou trois pièces de cinq francs, Antoine pouvait mieux que personne le comprendre. — Tu me remercieras en me rapportant une belle étude normande, avait dit Lazare. Je te recommande la ferme de mon parrain entre Criquetot et Etretat. Mon parrain ne t’empêchera pas de copier sa maison ni ses pommiers ; mais s’il te fait seulement cadeau d’une pomme, je consens à en avaler les pépins. En voilà un vrai normand : quand il m’a tenu sur les fonts, il ne m’a pas même donné un de ses noms, il aurait craint d’en être privé ; au reste, un brave homme à qui je n’ai rien à demander, puisqu’il ne me doit rien !

Le soir fixé pour le départ, toute la société des buveurs d’eau accompagna Antoine au chemin de fer, qu’il devait prendre jusqu’à Mantes pour de là continuer sa route à pied jusqu’au Havre, en passant par Rouen, la ville aux maisons vieilles. En disant adieu à tous ses amis, Antoine ne put s’empêcher d’éprouver comme une espèce