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sont proverbiales, et placés dans les conditions les plus défavorables pour y réussir, les buveurs d’eau devaient affronter des souffrances que nous nous proposons de retracer avec la rigidité du procès-verbal. En étudiant ainsi la vie d’artiste dans un milieu particulier, notre dessein n’est pas d’entreprendre la glorification d’une certaine classe de parasites qui ont rendu le titre d’artiste si banal et si peu respecté en s’en emparant, les uns pour couvrir leur désœuvrement, les autres leur incapacité. Le groupe que nous avons l’intention de mettre en scène se composait de jeunes gens véritablement doués d’une vocation réelle qui n’avait pu être fécondée par l’étude dès l’instant où elle s’était révélée ; ils avaient du moins la bonne foi de reconnaître cette infériorité, et c’était à la faire disparaître qu’ils appliquaient leurs efforts.

Le principal défaut des membres de cette association, c’était leur parti pris d’isolement. En se restreignant volontairement dans le cercle d’une existence uniforme, en demeurant comme ils le faisaient à l’écart de toute relation extérieure, ils perdaient nécessairement l’avantage de rencontrer ces occasions qui viennent quelquefois si utilement placer une échelle sous le pied de ceux qui tentent l’assaut des obstacles. Dans les habitudes de la vie moderne, et quand il n’est pas sorti de sa phase d’obscurité, l’artiste doit réunir au talent qui peut produire une œuvre l’intelligence et l’activité nécessaires pour la mettre en évidence. Il existe pourtant certaines natures qui reculent devant les exigences de la vie pratique. Incapables de tenter aucun effort pour constater leur existence, soit par indolence naturelle ou par ignorance des moyens à employer, elles prolongent ou perpétuent cet état d’anonymité qui est au talent ce que le boisseau est à la lumière. Les buveurs d’eau appartenaient à cette race de solitaires obstinés auxquels suffisent les jouissances de la vie contemplative. Reclus dans la pratique de leur art, le monde finissait pour eux aux murailles de leur atelier ; aussi devaient-ils subir l’influence de l’incognito, atmosphère malsaine qui engourdit les élus actifs, qui aigrit les plus pacifiques, qui asphyxie quelquefois. À des gens séquestrés volontairement dans un lieu étroit et renfermé qui se plaindraient de manquer d’air, le premier venu répondrait : — Ouvrez la fenêtre. Lorsque les buveurs d’eau découragés laissaient, pour toute récrimination contre leur destinée, échapper cette plainte banale : Nous n’avons pas de chance ! — on aurait pu leur répondre : Ouvrez la porte ; car non-seulement ils la tenaient fermée, mais encore ils poussaient pour ainsi dire le verrou à l’intérieur.

Si nous avons rappelé ici quels principes dirigeaient cette singulière société, c’est qu’ils serviront plus d’une fois à expliquer ces luttes douloureuses de l’intelligence avec la nécessité, au milieu desquelles