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à la loi de Dieu, c’est que l’homme dirige son bras avec l’intelligence qu’il a reçue du ciel et le porte vers le travail qui peut le plus contribuer à son bien-être et à celui de ses semblables, et c’est à cette loi que, dans son instinct obscurci par la servitude, mais non encore détruit, le paysan russe obéit, lorsqu’il s’efforce d’abandonner la terre, qui rétribue mal la main-d’œuvre, pour aller à la fabrique, qui paie des salaires élevés. Et pourquoi l’agriculture ne paie-t-elle que de vils salaires et ne donne-t-elle que de minimes produits ? Parce qu’elle a trop de bras. Pourquoi la fabrique paie-t-elle des salaires excessifs ? Parce que les ouvriers lui manquent. Évidemment les produits de l’industrie agricole sont surabondans et supérieurs aux besoins de la consommation : c’est le contraire pour l’industrie manufacturière, dont la production ne suffit pas à ce qui se consomme. Il y a là, dans la distribution des forces ouvrières de la Russie, un défaut d’équilibre dont la cause première est le vice social qui enchaîne presque toute la population à une seule industrie, l’industrie agricole. Lorsque le serf cherche à briser les chaînes qui le lient au sol pour aller à la fabrique, il fait instinctivement ce qu’il y a de plus utile pour rétablir l’harmonie entre les travaux de la production et les besoins de la consommation, et la loi qui le retient captif dans le village agricole perpétue le désordre autant qu’il est en elle.

La destruction de l’industrie manufacturière en Russie ne supprimerait pas le mal, elle l’aggraverait et le porterait au comble, puisqu’elle accroîtrait le nombre des ouvriers agricoles, déjà trop grand. Le salaire, aujourd’hui trop faible, de ceux-ci serait encore diminué, et la quantité des céréales, déjà surabondante, s’augmentant encore, la valeur vénale des produits de la terre tomberait encore plus bas qu’elle n’est. Ce n’est pas parce que l’ouvrier des fabriques est mieux payé que l’ouvrier de la terre l’est moins bien. L’industrie manufacturière et l’industrie agricole proportionnent leurs salaires à leurs bénéfices, qui eux-mêmes dépendent des services qu’elles rendent. L’abolition de l’industrie manufacturière aurait pour effet, en détruisant celle des industries qui prospère et en congédiant une masse de travailleurs, d’accroître le malaise de celle qui souffre et vers laquelle se reporteraient tous ces bras, dont elle a déjà un trop grand nombre.

Répétons-le donc, le vrai remède au mal, ce serait que le servage fût aboli, en d’autres termes que le travail devînt libre. Cette liberté étant établie, l’équilibre se ferait bientôt entre toutes les industries qui ne sont que l’expression des divers besoins. Il est probable que dans le premier moment la terre serait délaissée plus qu’elle ne doit l’être pour les fabriques, recherchées avec excès ; mais ce discrédit du travail agricole cesserait bientôt, car les manufactures attirant trop