Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1182

Cette page a été validée par deux contributeurs.

enfin l’égalité règne, celle de la misère commune. L’aspect de cette société m’attriste ; mais quand je considère que les 60 millions d’âmes dont elle se compose obéissent à un seul maître, que sur ces 60 millions plus de 50 parlent une même langue, suivent une même coutume, pratiquent une même religion, et lorsque j’entends M. de Haxthausen prédire que cette étrange démocratie, jugée par nous barbare et misérable, et qu’il juge, lui, heureuse et plus civilisée que nous, serait destinée, non à recevoir la civilisation de l’Occident, mais à lui imposer la sienne, alors cette société russe ne m’attristerait pas seulement, elle me ferait peur.

Telles sont les singulières anomalies de ce livre, que dans les mêmes pages où il fait naître une si vive et si pénible impression contre le régime russe, on trouve exprimée l’opinion que la condition du peuple en Russie n’est point malheureuse. Sans doute on comprend que ces grandes masses slaves, quand elles sont réunies (ce qui n’arrive guère qu’au sein des armées ou dans quelques grandes cités), soient, comme toutes les multitudes assemblées, accessibles à des mouvemens d’enthousiasme : elles ont le sentiment commun de la patrie et de la religion ; mais suit-il de là qu’on puisse dire heureuse leur condition sociale ? Il y a en cette matière un juge plus sûr et plus compétent que M. de Haxthausen et que son lecteur : ce juge, c’est le peuple russe lui-même. Or comment admettre que les paysans russes soient satisfaits de leur sort, lorsque, d’après le témoignage même du voyageur allemand, nous les voyons éprouver une invincible répugnance pour le travail des champs auquel ils sont voués ; lorsque, sous l’empire de cette aversion qui ne les quitte pas un instant, ils aspirent incessamment à abandonner l’agriculture pour toute autre industrie, même la plus précaire ; lorsqu’on voit en eux ce sentiment tellement prononcé, qu’une fois échappés à leur village, qui représente à leurs yeux le servage agricole, ils n’y reviennent jamais[1] ; lorsque enfin un grand nombre d’entre eux souffrent si cruellement de leur état de serfs attachés à la glèbe, que pour en sortir ils préfèrent être envoyés en Sibérie ? Et quel est le régime de la Sibérie préféré par le paysan russe à son servage ? « À la tête de chaque village, en Sibérie, dit M. de Haxthausen, se trouve placé un soldat, la plupart du temps un Cosaque. Il maintient l’ordre parmi les colons, administre la justice à force coups de bâton… » Le paysan russe préfère cet odieux régime par une seule raison, c’est qu’en touchant le sol de la Sibérie, il cesse d’être serf.

S’il me fallait du reste un nouvel argument pour démontrer que le peuple russe n’éprouve point de son sort ce contentement qu’on lui

  1. On a reconnu, dit M. de Haxthausen, comme un fait général, qu’une fois sorti de la classe des agriculteurs, le paysan ne revient jamais à sa première condition.