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accomplis. Le prince qui à Prague et même à Francfort entendait maintenir le grand empire pouvait-il bien, quelques mois plus tard, signer à Châtillon l’abandon non pas seulement de ses propres conquêtes, mais de toutes celles qu’avait faites la république, conquêtes qu’il avait, dans la solennité de son sacre, juré de défendre jusqu’à la mort ? Si l’on comprend Louis XVIII régnant honorablement dans la France de Louis XIV, on n’aurait point compris le général Bonaparte apposant son nom à un traité qui aurait amoindri la France du directoire, et dont le seul résultat aurait été de lui maintenir comme par grâce une couronne sur Le front. Le chef de la maison de Bourbon se donnait pour mission de renouer la chaîne des temps, et pouvait espérer, en répondant à des besoins nouveaux par des institutions nouvelles, d’opposer le prestige de la liberté politique à celui de la gloire militaire ; mais quelle aurait été après Châtillon l’attitude du négociateur des traités de Presbourg et de Tilsitt ? Et se figure-t-on bien le grand empereur protégé près des cours étrangères par son mariage autrichien plus que par ses victoires ! Comprend-on mieux quelle nouvelle attitude politique il aurait pu du jour au lendemain prendre à l’intérieur ? Napoléon avait imprimé depuis dix ans à son œuvre et à son gouvernement le cachet d’une personnalité trop puissante pour qu’il lui fût désormais loisible d’en transformer tout à coup le caractère. Il ne pouvait reparaître une charte à la main dans le pays qu’il avait illuminé si longtemps des éclairs de son épée. Imagine-t-on l’empereur sortant, au mois d’avril 1814, de Fontainebleau pour rentrer dans Paris sous la protection d’un traité signé par des plénipotentiaires aux abois, et en présence de cinq cent mille étrangers, se transformant tout à coup en roi pacifique et législateur ! Qui aurait pris au sérieux une telle comédie en France et en Europe ? Qui n’aurait prévu qu’un pareil rôle, si douloureusement subi, préparait au monde de sanglantes et prochaines représailles ?

Il fut mieux inspiré, le géant de la guerre, en refusant de s’étendre lui-même sur ce fit de Procuste ; il fit preuve d’une rare habileté en s’enveloppant de sa gloire comme d’un linceul, et en s’efforçant de rejeter sur d’autres tout l’odieux des sacrifices qu’il s’évitait l’humiliation de consentir. Le demi-dieu d’Austerlitz embrassant ses aigles dans une convulsive étreinte avant de partir pour l’exil gardait encore dans l’imagination populaire et dans les souvenirs sacrés de l’armée le seul trône où il lui fut peut-être un jour donné de remonter ; au lieu de finir dans la prose, il s’élevait de plus en plus dans la poésie.

L’impossibilité où se trouvait placé Napoléon de correspondre par lui-même à une situation aussi nouvelle existait, quoiqu’à un moindre degré, pour la régence d’un jeune prince qui n’était protégé que par le nom de son père. Ce gouvernement aurait été tellement