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deux signes du vieux nègre, malgré lui complice d’une fraude qui pouvait mal tourner. Bref, il examina les choses, à la dérobée, d’un œil attentif, et vit respirer le faux mort. Aussi, en digne confrère du « Voltigeur français » et du « Petit diable[1], » se mit-il à mimer la douleur la plus expressive, se roulant par terre avec des larmes et des sanglots de la vérité la plus tragique. John au contraire, beaucoup moins diplomate que son frère aîné, ne voyant pas grand mal à être débarrassé des corrections paternelles et à prendre possession du splendide service d’argenterie qui devait leur échoir en partage, se livrait naïvement à ses instincts d’héritier ; il sautait par la chambre, faisait claquer ses doigts, et chantait sur le corps de son père des hymnes tout à fait inusités en pareille occurrence : — Imbécile, finit-il par dire à son frère, pourquoi pleures-tu ainsi ? Nous ferons aller le coucou tant que nous voudrons à présent ! – Ce dernier symptôme de joie ressuscita le terrible Grimaldi, qui, se dressant hors de son linceul, tomba sur l’insensible John à bras raccourcis. Joe, doutant à bon droit que son hypocrite douleur eût trompé la sagacité du vieux comédien, et craignant par expérience les éclaboussures de ces sortes d’explications entre père et fils, s’alla blottir au fond de la cave, où le domestique noir le retrouva profondément endormi quatre heures plus tard.

Giuseppe ne survécut pas très longtemps à cette lugubre expérimentation. La mort, qui l’avait si constamment préoccupé, vint le frapper en 1788, et son testament constata une terreur de plus dans cette âme si sujette aux funestes pressentimens. Poursuivi de l’idée qu’il pourrait être enterré vif, il ordonnait qu’on lui coupât la tête avant de le placer dans son cercueil. Un vœu pareil ne serait pas facilement exaucé dans notre pays, où certaines convenances et certaines délicatesses dominent si souvent la légalité rigoureuse. En Angleterre, il en va tout autrement, et la prescription du défunt eut son plein et entier effet. Ce respect absolu pour les volontés posthumes nous a rappelé l’histoire d’un riche émigré français, le marquis d’A…, lequel avait confié en dépôt à la Banque d’Angleterre une somme considérable, — 40,000 livres sterling, à ce qu’il nous semble, — avec cette clause expresse qu’on ne la pourrait remettre, en aucun cas, dans d’autres mains que les siennes. Il vint à mourir, et ses héritiers crurent pouvoir se présenter en son lieu et place pour réclamer la restitution à laquelle le dépôt donnait ouverture ; mais la Banque, nonobstant les preuves du décès, ne se croyait pas déliée ; de son engagement, et les tribunaux, consultés, semblèrent admettre

  1. Surnoms donnés à Placide et à Rédigé, deux des premiers sujets de la danse à Drury-Lane. Tous deux étaient arrivés de France.