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de nos jours pareille censure ! N’oublions pas de dire qu’à sa principale industrie, celle de clown, Giuseppe Grimaldi en joignait quelques autres. Il enseignait la danse grave aux enfans de bonne maison, et il était en outre, par voie de cumul, le dentiste de la reine Charlotte. Aussi sa majesté manquait-elle rarement d’assister aux bénéfices de son zélé serviteur.

Giuseppe Grimaldi, à l’âge heureux de soixante-cinq ans, — en 1779, l’année même où Garrick mourut, — s’avisa d’avoir un fils, et deux ans après, narguant de plus belle les méchans propos, il en eut un second. C’est du premier que nous voulons surtout nous occuper. Il fut baptisé Joseph, et ne resta pas longtemps inactif sur la scène du monde. À vivgt-trois mois, il faisait sa première cabriole sur les planches de Sadler’s Well, à côté de sa sœur aînée Mary Grimaldi[1], et ce dans un rôle de singe on il obtint les plus brillans succès. Aussi fut-il immédiatement engagé à raison de quinze shillings par semaine.

Nous n’oserions affirmer que l’enfance de Joseph ait été fort heureuse. Le vieux Giuseppe, son père, était au total un homme étrange et d’une tournure d’esprit peu rassurante pour le bonheur de ceux qui vivaient sous son autorité. Ce clown, fils de clown, était sujet à de fréquens accès d’humeur noire. Il hantait volontiers les cimetières à l’instar du mélancolique Hamlet, se repaissait d’idées funèbres, méditait longuement sur la fragilité de l’existence humaine, et ne voyait jamais arriver sans terreur le 14 du mois. C’était pour lui article de foi que ces ides-là lui seraient fatales. Il était né, il avait été baptisé, il s’était marié, il devait, à son compte, mourir ce jour-là. Ce qu’on trouvera de plus remarquable dans cette espèce de monomanie prophétique, c’est que la sinistre anticipation se vérifia, et que Giuseppe mourut le 14 mars 1788.

Avant cette époque, certains incidens remarquables avaient laissé trace dans la vie aventureuse du petit Joseph, ou plutôt, comme on l’appelait familièrement, Joe. Un soir, par exemple, où, dans son rôle de singe, il tournait au bout d’une chaîne que son père faisait rapidement circuler autour de lui, quelque anneau vint à se rompre, et l’enfant, lancé à tour de bras, alla tomber au milieu du parterre… dans les bras d’un honnête bourgeois fort attentif à la pantomime.

  1. Mary Grimaldi épousa un élève de son père, Lascelles Williamson. En dernier lieu, elle s’était si complètement séparée de son frère Joseph, qu’il ne la mentionna même pas dans l’acte testamentaire où furent consignées ses dernières libéralités. La personne chargée de distribuer ces legs reçut alors une lettre signée Jane Talor, par laquelle, réclamant en qualité de sœur du défunt, une personne inconnue lui demandait si elle n’avait rien à prétendre dans la succession. La réponse fut négative, et on n’entendit plus parler de Jane Taylor, qui pouvait être à la rigueur Mary Williamson.